L’âge de l’émotion

Détail de «Scènes de la vie de la Vierge. L’offrande des baguettes au Temple». Giotto di Bondone (1304-1306).
Photo: Le Seuil / Collection Dagli Orti Détail de «Scènes de la vie de la Vierge. L’offrande des baguettes au Temple». Giotto di Bondone (1304-1306).

Comment comprendre le Moyen Âge, cette période de l’histoire où plongent parfois confusément certaines racines parmi les plus profondes de nos sociétés ? Films, séries, livres, magazines, jeux, expositions, reconstitutions de batailles, déguisements, tout cela se multiplie. Mais tout cela, le plus souvent, ne nous dit pas grand-chose d’un des aspects les plus importants de cette période : la vie affective.

Professeure à l’Université du Québec à Montréal, Piroska Nagy vient de faire paraître, en compagnie de Damien Boquet de l’Université d’Aix-Marseille, Sensible Moyen Âge. Cette histoire des émotions dans l’Occident médiéval montre à quel point, contrairement à ce que nous pensons confusément, le rapport aux émotions peut varier au fil du temps. « L’histoire des émotions nous conduit à prendre conscience de l’infinie malléabilité culturelle de cette étrange matière affective dont nous sommes faits. »

Les émotions oubliées

 

Pendant des décennies, les historiens ne se sont pourtant guère occupés de cette variable constitutive des sociétés. Elles disent pourtant beaucoup sur les individus, les corps, les sociétés, les normes, les hiérarchies.

« Au fond, si l’émotion, l’affectivité nous intéressent, c’est parce que c’est toute une dimension fondamentale de l’expérience humaine qui a été trop longtemps mise à l’écart. » L’histoire en effet s’est « longtemps attachée avant tout à ce qui est facilement rationalisable dans les sociétés — les institutions, les lois, l’économie, les catégories sociales — dans une vision du monde qui cherchait à faire l’histoire du progrès de la raison. On la traitait comme de l’écume de l’histoire, qui est toujours là mais dont on n’a rien à dire » puisqu’on estime que de ce côté, rien ne change.

Contrairement à ce que l’on croit, sans trop y réfléchir, les émotions ont toujours occupé plus de place en société qu’on a voulu leur en accorder.

Il est vrai que notre époque les valorise, ce qui explique pourquoi on tente aussi désormais de les étudier. « De la “ culture thérapeutique ” aux pubs pour les voyages en passant par les yaourts, l’expérience sensible et individuelle est revalorisée, avec, au centre, les émotions… » Cet intérêt très large et en bonne partie inconscient pour l’émotion tient au fait qu’on l’envisage « comme porteuse de l’identité profonde de chacun, mais aussi comme refuge dans un monde hostile ». Tout cela au fond contribue à soutenir un nouvel intérêt pour la vie affective médiévale.

L’amour comme centre

« Damien [Boquet] et moi, on était arrivés dès nos thèses à la même conclusion : l’on voulait montrer non seulement que le Moyen Âge a une culture affective, mais aussi que la culture médiévale est une culture qui met l’émotion à son coeur. C’est une culture chrétienne. On ne peut concevoir les sociétés occidentales sans l’Église. Or, le christianisme est construit sur un message émotionnel fort : Dieu est amour, il fait souffrir son fils sur Terre par amour pour les hommes, en leur transmettant un message d’amour… La cité médiévale, la société chrétienne, est fondée sur le lien social idéal de l’amour-caritas. Et le bon chrétien peut montrer son amour de Dieu par ses souffrances, par l’imitation du Christ et des saints, pour son salut ou pour les autres. »

L’expérience du Moyen Âge a fini par créer une configuration affective propre à l’Occident dont nous sommes les héritiers. « Amour et souffrance ne s’opposent pas, ils sont conjoints, autant pour les mystiques que dans l’amour courtois, lointain prédécesseur de l’amour-passion, de l’amour romantique moderne. » Mais nous vivons par ailleurs dans une société « qui fuit la souffrance, la nie même en partie, et voit la mystique chrétienne ou l’amour de la souffrance comme pathologiques ». Ce n’est pourtant pas si tranché.

Les sociétés actuelles en Occident sont moins violentes que les sociétés du Moyen Âge, mais tout cela tient peut-être à la transformation de la civilisation des moeurs autant qu’à une évolution vers un monde plus rationnel. L’étude des émotions au Moyen Âge nous fait entrer dans un univers de différences profondes, mais qui permettent néanmoins de mieux comprendre les origines de l’Occident.

Imagine-t-on un homme politique se mettre en colère aujourd’hui fréquemment sans attirer sur lui la réprobation générale ? Il en va différemment au Moyen Âge. Clovis peut se mettre violemment en colère, comme d’autres rois. « Il est vrai qu’il n’est pas particulièrement christianisé », observe Piroska Nagy. Reste que la colère est un trait de chef de guerre. L’accélération de la christianisation ne va pas pour autant changer les choses tout de suite. « Cette colère va rester possible parce qu’elle est une façon de mettre en scène la juste colère de Dieu », dont le roi est le représentant. Louis VI, dit le Batailleur, « est décrit comme se mettant en colère. Il montre ainsi son autorité de roi sacré et fait volontiers la guerre à ceux qui ne lui plaisent pas pour agrandir l’influence de cette autorité. Un roi peut se mettre en colère. Un paysan ne le peut pas ».

Homoaffectivité

 

Les relations amicales sont aussi difficilement comparables avec ce que nous envisageons. « La relation amicale au Moyen Âge n’obéit pas aux mêmes critères, au même ressenti. Il s’agit d’une émotion à la fois publique et privée. C’est une expression rituelle remplie de véritables émotions. C’est un amour qui élève en ennoblissant. Il s’agit d’une relation honorable, publique et privée. »

Deux hommes publics peuvent se trouver en état d’amitié au point de passer une partie de leur vie ensemble. Il s’agit là d’une forme d’union sacrée, « le véritable amour étant par nature tenu pour chaste. Philippe Auguste et Richard Coeur de Lion sont tombés ainsi amoureux. Ils dorment ensemble. […] L’homoaffectivité n’est pas pour autant sexuelle. C’est quelque chose qui n’est presque pas concevable pour nous ! »

Au Moyen Âge, la honte est aussi un sentiment envisagé d’une manière différente, explique Piroska Nagy. « Les sociétés médiévales sont des sociétés d’honneur. Le déshonneur d’un seul peut toucher toute la famille. Au fond, pour nos grands-parents, ce devait être quelque chose de ce genre encore. À Montréal, avec la mafia, on sait en tout cas que ce n’est pas un sentiment très loin que celui du crime d’honneur ! » Mais voilà que l’Église promeut la pénitence : le regret de ses fautes devient une vertu autour du XIIe siècle. « Rien de pire que la honte au Moyen Âge, et soudain une certaine honte devient honorable ! »

Avec les réformes grégoriennes, entre 1050 et 1200 environ, l’Église joue à fond sur le registre des sensibilités et en modèle l’évolution. « L’Église essaye de se distinguer de la société laïque. Le célibat, qui ne concernait jusque-là que les évêques, devient une préoccupation. Les écoles urbaines apparaissent. On instaure les sept sacrements. » Cela compte pour bien plus qu’il ne peut nous sembler dans les changements qui s’opèrent dans les émotions.

« On a aujourd’hui l’habitude de penser que les femmes peuvent pleurer en public. Au Moyen Âge, c’est bien vu en public pour un homme ! Les émotions au Moyen Âge, contrairement à ce qu’on a pensé, sont très civilisées. Elles sont différentes, mais culturellement très codées. On ne les comprend que dans la culture qui les a fait naître. » Il faut à cette fin entrer humblement dans les méandres de cet autre monde qui aide à mieux situer le nôtre.

Un roi peut se mettre en colère. Un paysan ne le peut pas.

Sensible Moyen Âge. Une histoire des émotions dans l’Occident médiéval

Damien Boquet et Piroska Nagy, éditions du Seuil, Paris, 2015, 467 pages

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