Vendre de la bière et des livres

Le «publibrairie» Le Salon, de Michel Vézina, est une oasis loin des villes pour assoiffés de bulles blondes et de livres, où les soirées du hockey seront poétiques.
Photo: Claude Dupont Le «publibrairie» Le Salon, de Michel Vézina, est une oasis loin des villes pour assoiffés de bulles blondes et de livres, où les soirées du hockey seront poétiques.
C’est prendre Le Buvard au pied de la lettre. Les deux hommes derrière la librairie ambulante Le Buvard, qui a roulé ses premières centaines de kilomètres l’été dernier, se donnent un pied-à-terre. L’auteur et éditeur Michel Vézina et le libraire Maxime Nadeau ouvrent Le Salon, un « publibrairie », dans le tout petit village de Gould, dans les Cantons-de-l’Est. Une oasis loin des villes, pour assoiffés de bulles blondes et de livres.

« Une des raisons pour lesquelles j’ai lancé Le Buvard, c’est que je n’en peux plus d’entendre que les Québécois ne lisent pas, a expliqué au Devoir Michel Vézina. Il y a dans le monde du livre un gros, gros problème : le montréalocentrisme. Et une méconnaissance absolue du lecteur, vers qui on ne va plus. Les lecteurs en région sont obligés de se taper une route monstrueuse pour se rendre au mieux dans un Archambault ou un Renaud-Bray, où les libraires sont tellement mal payés que c’est très difficile de se faire conseiller, très difficile d’établir une vraie relation entre lecteur et libraire. Le monde du livre a peut-être perdu de vue qu’un des vrais contacts littéraires, c’est là qu’il se fait. » C’est donc pour « apporter, amener la littérature dans la vie de tous les jours » que les deux « libraires volants » ont lancé Le Buvard. Nouvelle étape maintenant : ils profitent de la saison hivernale pour se poser, reprenant un ancien pub, se métamorphosant eux-mêmes en barmen.

« On cherche un petit côté salon littéraire. Les livres sont derrière le bar », indique l’idéateur du projet et auteur d’une douzaine d’ouvrages, dont Disparues (Coups de tête, 2014), Michel Vézina. Quelque 5000 titres, juchés derrière les bouteilles de fort, attendent preneurs. Surtout des titres usagés, un peu de neuf — éditions Coups de tête, Tête première, Trois-Pistoles — et beaucoup de microéditions (Rodrigol, l’Écrou, Moult, la Tournure). Mais ce sont les animations et discussions qui sont au cœur du projet.

Vivre de livres et de discussions littéraires à Gould ? Alors que la municipalité entière, Lingwick, comptait 475 habitants au recensement de 2006 ? « La question de l’affluence potentielle, on me la posait déjà il y a 20 ans quand j’ai fondé [le théâtre de rue] Le Cochon Souriant, qui a très bien marché pendant de nombreuses années. Il y a ici, dans cette région d’une trentaine de kilomètres, un paquet de gens qui sont intéressés par la chose culturelle, artistique et littéraire. Ici, faire 30 kilomètres pour venir voir un show de théâtre, ou une rencontre littéraire, ce n’est pas exceptionnel. On a des gens qui vivent à 50 kilomètres qu’on appelle nos voisins. »

La soirée des poètes du hockey

Le Salon démarrera en douceur, ouvrant d’abord seulement les vendredis et samedis de midi à minuit, et ne trouvera une cadence plus serrée (cinq jours par semaine) que de mai à septembre. Pendant que Le Buvard sera aussi sur la route, semant ses livres aux quatre vents. Ou un peu moins : la librairie roulante réduira l’été prochain son territoire, se limitant aux Cantons-de-l’Est. « Ça ne sert à rien de s’épivarder, précise M. Vézina. On a eu ben du fun l’été dernier à Kamouraska, à Trois-Pistoles et au Bic, mais qu’on soit là ou à Marbleton, on vend la même quantité de livres dans la journée, sans que ça nous coûte 300 $ de fioul aller-retour. C’est une décision d’affaires, aussi parce qu’on veut désormais pouvoir être au Salon. Et on veut recevoir des auteurs qui pourront faire des animations à la fois au Buvard et au Salon. » 

La programmation est encore en gestation, sauf pour le mois de janvier, qui accueillera des Soirées du hockey poétiques. « Le samedi soir, on présente la game, mais au lieu d’écouter les commentaires entre les périodes, on va écouter un poète invité — Jean-Sébastien Larouche le 9 janvier, Tristan Malavoy le 16, Jean-François Poupart le 23 — qui va aussi, s’il le veut, écrire un texte pendant la game et nous le livrer ensuite. »

Michel Vézina et Maxime Nadeau cherchent ainsi de nouvelles façons d’être libraire. Monsieur Nadeau, qui a travaillé auparavant à la Librairie Monet, a été surpris lors du premier été du Buvard, en 2015. Une saison qui, pour les deux hommes, a été « un succès absolu ». « La grande différence, explique Maxime Nadeau, c’est la convivialité et la confiance qui s’installent beaucoup plus rapidement, en une seule rencontre plutôt qu’en trois, quatre ou cinq à la librairie. Comme si ça se faisait du simple fait d’entrer dans le camion… Y a une ouverture très rapide aux suggestions, c’est très particulier, qui fait qu’il y a des livres que je n’ai jamais vendus à Montréal que j’ai sortis à Cookshire ou à Lingwick. J’ai vendu beaucoup de stock pointu, beaucoup de poésie. » Des exemples ? LSD 1967 d’Alexandre Mathis (Serge Safran). Enig Marcheur de Russell Hoban (Monsieur Toussaint Louverture). Le collectif Le livre du Ch’fal (Rodigol), souvent, « qu’on ne tenait même pas dans la librairie où je travaillais avant ». Pas mal d’Ulysse, de James Joyce (Gallimard), lecture pas facile s’il en est une. 1000 façons de quitter la Moldavie, de Vladimir Lortchenkov (Mirobole), en plusieurs exemplaires.

« Les gens sont plus curieux aussi qu’on ne le croit. On prétend savoir ce que c’est qu’un best-seller, et on l’enfonce jusqu’à un certain point dans la gorge des lecteurs, mais on se questionne peu sur ce qui pourraient les intéresser au-delà de ça. Ce qu’on a qui s’approche le plus des gros vendeurs seraient La fiancée américaine [Marchand de feuilles] d’Éric Dupont, Il pleuvait des oiseaux [XYZ] de Jocelyne Saucier, et les Kim Thuy [Librex]. David Goudreault [Stanké] aussi se vend beaucoup. »

Au Jean-Coutu

Michel Vézina renchérit : « Une dame est venue nous demander le dernier Janette Bertrand cet été. Ça prend trop de place dans le camion, et je me suis entendu lui répondre qu’elle n’avait qu’à aller le chercher au Jean-Coutu. Je voulais pas être baveux, mais ça nous donnerait quoi de transporter les mêmes livres qui se retrouvent dans les pharmacies ou les Walmart ? On a rencontré des producteurs laitiers cet été qui sont des fous de poésie. Ils les trouvent où, leurs livres ? » Par l’intermédiaire d’Internet, façon XXIe siècle, avec livraison à domicile ? « Mais y a personne là pour les conseiller, rétorque Maxime Nadeau. Un libraire, c’est un peu plus qu’un algorithme Amazon… »

« On est allés dans des librairies cet été, voir des concurrents, rapporte M. Vézina. Si je dis que j’aime la littérature un peu trash, on me propose Bukowski. Quand je réponds “Been there, done that, bought the tee-shirt and saw the musical, avez-vous d’autres choses ?” et qu’on me dit non, ça signale un problème. Si on veut faire la promotion de la littérature — et je tiens à faire la nuance avec la démocratisation, qui voudrait dire changer la littérature pour la mettre au goût du monde —, je pense qu’il faut faire des efforts, les littéraires, pour la rendre disponible. Et aller vers le monde, avec nos livres et nos textes. » Ce qu’ils referont dès le printemps prochain, menant à la fois Le Buvard sur les routes et attendant buveurs et lecteurs au 231, route 257 à Gould.

Librairies nouveau genre?

Maxime Nadeau a été « libraire traditionnel » à la Librairie Monet de Montréal durant quatre ans. Le changement est marqué. « C’est un nouveau style de librairie pour moi : j’ai dormi tout l’été dans une tente et une cabane dans le bois, mais j’ai toujours été très porté sur le service à la clientèle, le développement d’une relation de confiance avec les lecteurs, jusqu’à la complicité, voire la familiarité. Le Buvard me permet d’aller encore plus loin dans ma façon de faire, qui est d’aller vers les gens. C’est un des plus beaux métiers du monde que d’être libraire. Les gens me confient le peu de temps qu’ils ont pour réfléchir, voyager, se divertir, s’éblouir », alors que lui a trouvé le moyen de faire de son métier, ne serait-ce que pour un moment, une aventure.


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