Le métier fragile des journalistes

«Jours de Libération» est le journal personnel de Mathieu Lindon, rédigé durant trois mois. Consacré à la profession de journaliste, il témoigne des soubresauts d’une conscience au fil des événements.
Photo: Martin Bureau Agence France-Presse «Jours de Libération» est le journal personnel de Mathieu Lindon, rédigé durant trois mois. Consacré à la profession de journaliste, il témoigne des soubresauts d’une conscience au fil des événements.

Naufrage ou reconversion ? Liberté ou adaptation ? Mathieu Lindon, journaliste et écrivain, raconte les vagues de décisions qui frappent Libération. Plongée dans la vie d’un quotidien.

Incertitude : assistons-nous à la fin des journaux ? Du côté des employés, c’est l’insécurité : « Partir ou rester, telle est la question que tout le monde se pose quand elle n’a pas déjà été résolue. » Dois-je me reconvertir ? Mathieu Lindon s’interrogeait ainsi, il y a un an. Jours de Libération est son journal personnel, rédigé durant trois mois. Consacré à la profession de journaliste, il témoigne des soubresauts d’une conscience au fil des événements.

Fin 2014, cela va mal à Libération. L’impact des journaux a changé, et les journalistes constatent la « dégradation de l’ambiance » dans leur métier. Après 30 ans d’exercice, Lindon a l’habitude des troubles. Au travail, tout est touché. Au journal, d’un côté, les actionnaires anticipent les baisses de rentabilité ; de l’autre côté, les syndicats négocient les indemnités de départ. Bilan ou dépôt de bilan ? Il fait le point.

Crise au journal

 

Le 6 janvier, 26 employés de Libération fêtent leur départ. Le 7 janvier, c’est l’horreur juste à côté. Il y a des morts, des collègues blessés, comme Philippe Lançon, journaliste à Libération et à Charlie Hebdo. Il faut rédiger des nécrologies d’amis. « Vers 7 h, je me rends compte que je suis si ébranlé que je n’ai pas envie de renter seul chez moi, que, aussi irrationnel que ce soit, j’ai peur. » On entre dans des semaines de sept jours ouvrables, et le monde est décalé.

Cette tuerie à Charlie Hebdo frappe Libération au coeur. L’impact est immense. Voici les confrères et consoeurs mobilisés en première ligne, face au monde agressé, prêts à en rendre compte. Sans un grand sens du métier, comment soutenir chaque moment, chaque mort dignement ? Le journalisme retrouve sa brûlante nécessité et sa place symbolique dans la Cité.

Ces journalistes aguerris de Libération, que n’ont-ils pas vécu ensemble ? Libé a un style direct, critique, entre information, militantisme et opposition. « J’aime que la mauvaise foi du journal soit explicite quand tellement la maquillent en objectivité », soutient Lindon.

Souple et quasi détaché de lui-même, il fait sentir sa génération ébranlée et la solitude, la fatigue, à vaincre avec des moyens amputés. Il raconte les heurts à encaisser, les crises aiguës et les moments forts, comme ce 7 janvier où un vent de panique a soufflé. Les crises se superposent.

Entre rigueur, désinvolture et précarité

 

Mais un journaliste possède une remarquable capacité d’adaptation, et ce livre le prouve. Lindon s’y évalue sans fausse pudeur, ni vedette ni victime. En quelques mots narquois, il tire une anecdote absurde, il glisse un mot complice à un camarade, il dénonce la violence interne, la trahison, et dès qu’il évoque les investigations et les reportages mémorables, on comprend que ce métier, il l’aime encore.

Quand sa collègue Florence Aubenas, journaliste de terrain, fut prise en otage en Irak, son cas fut une affaire nationale, Lindon le rappelle. Mais si son histoire concerna tout le pays, cela ne renfloua pas le journal, et elle dut le quitter !

Mélange de verve, d’audace et de stress quotidien, la prose de Lindon fait vivre Libération. Plus qu’une entreprise, c’est un état d’esprit, et, de là sa fragilité. La liberté de penser et d’expression qui caractérise ce journal est inimaginable pour qui n’en est ni lecteur assidu ni du sérail.

Ce récit mouvementé nous entraîne donc des escaliers aux portes claquées, du jeu de chaises musicales selon les nominations, des mises sur la touche aux publications constantes, en passant par les revers de la médiatisation. Tous sont là, drôles, enragés et professionnels, chacun est nommé par son prénom et son titre dans la hiérarchie, aux bons jours et aux mauvais coups.

Jours de Libération

Mathieu Lindon, P.O.L, Paris, 2015, 284 pages

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