Que faire avec les 30 000 livres d’Alberto Manguel?

Alberto Manguel entouré de ses livres, dans sa maison du Sud de la France
Photo: Alain Jocard Agence France-Presse Alberto Manguel entouré de ses livres, dans sa maison du Sud de la France
L’écrivain Alberto Manguel s’apprête à quitter la France pour s’installer dans un appartement de New York. À l’heure du virage numérique, qu’adviendra-t-il de son imposante bibliothèque ?

 

Alberto Manguel chérit les livres. Ils ont nourri toute son oeuvre, depuis le temps lointain où il faisait la lecture à Jorge Luis Borges, devenu aveugle, à Buenos Aires. Manguel a laissé les traces de cette relation unique avec la lecture dans les 30 000 livres de sa bibliothèque personnelle, installée depuis une quinzaine d’années dans un ancien presbytère d’un village du Poitou, en France.

« La bibliothèque d’Alberto Manguel, c’est plus qu’une bibliothèque, dit Jillian Tomm, spécialiste des sciences de l’information de l’Université McGill. C’est un peu comme une maison. C’est comme si sa bibliothèque contenait toute sa personne. »

Depuis quelques mois, Jillian Tomm, qui a fait ses recherches sur la collection Kiblansky de l’Université McGill, vit une expérience fabuleuse. Dans le petit village de Mondion, dans le sud de la France, elle fait l’inventaire de l’une des bibliothèques les plus fascinantes qui soient : la bibliothèque privée d’Alberto Manguel.

Jillian Tomm s’est en effet donné comme mission de cataloguer les quelque 30 000 livres de la bibliothèque de l’écrivain.

« Sans catalogue, une bibliothèque n’existe pas », disait Manguel, au moment de lancer l’exposition Une bibliothèque, la nuit, qu’il cosigne avec Robert Lepage à la Grande Bibliothèque, à Montréal, jusqu’à la fin du mois d’août.

Mais le catalogue de sa bibliothèque, Alberto Manguel l’a dans sa tête.

« Il cite un passage d’un livre et peut vous dire exactement à quel endroit ce livre est sur l’étagère. Mais personne d’autre que lui ne pourrait dire où est ce livre », dit Jillian Tomm.

« Je n’ai pas de mémoire pour les têtes, ni pour les noms, ni pour les dates, mais dans ma bibliothèque, je me retrouve », confirme l’écrivain.

« Je pense que l’expérience du monde nous vient d’abord par les livres, ajoute cet érudit. Les livres nous donnent les mots pour nommer notre expérience matérielle et spirituelle. »

Les mots des autres rendent nos expériences plus intelligibles.

 

Un labyrinthe à déménager

Mais voilà. Après avoir trouvé un asile parfait pour sa bibliothèque il y a 15 ans, Alberto Manguel doit déménager… dans un appartement de New York. Il doit donc trouver un nouveau gîte pour son bien le plus précieux, sa collection de livres.

Pourtant, même dans son presbytère de France, la bibliothèque d’Alberto Manguel a déjà un certain caractère public. N’est-ce pas elle qui a permis à Manguel d’écrire Journal d’un lecteur, Une histoire de la lecture, et aussi La bibliothèque, La nuit ?

Très marqué par l’écrivain Jorge Luis Borges, qu’il a connu adolescent et à qui il a fait la lecture, Manguel a ainsi créé un labyrinthe bibliothèque, tel qu’on aurait pu en trouver dans l’oeuvre de l’écrivain aveugle argentin.

« Il y a des annotations dans ses livres qui renvoient à d’autres livres », explique Jillian Tomm, qui tente de préserver ce précieux héritage. Au-delà des notes et des dédicaces de personnages célèbres qui se trouvent dans la bibliothèque de Manguel, l’écrivain a aussi laissé des traces des lieux de ses lectures : un billet d’avion dans un livre qu’il a lu lors d’un certain trajet par exemple, tout ce qui permet de réancrer les livres dans les lieux où ils ont été lus.

Bref, la bibliothèque de Manguel est en quelque sorte une espèce en voie de disparition.

« Aucune technologie n’est immortelle »

« Nous manquons de lieux pour réfléchir », disait récemment l’écrivain, lors du lancement de son dernier livre, De la curiosité, paru aux éditions Actes-Sud, qui se penche particulièrement sur l’oeuvre de Dante. L’écrivain admettait aussi récemment ne jamais lire sur une tablette ou tout autre support numérique.

« Le problème, c’est qu’aucune technologie n’est immortelle, dit l’auteur en entrevue. Toute technologie change et toute technologie se voit menacée ou remplacée ou améliorée par une autre. La sagesse serait de garder ou d’essayer de garder toutes les technologies ensemble. »

L’industrie, cependant, tente de nous faire accepter qu’il n’y a qu’un seul choix technologique possible, ajoute-t-il.

« Alors que la technologie numérique permet d’accéder rapidement à des informations précises, elle ne peut nous prêter service pour une lecture lente. Si je lis un livre de Marie-Claire Blais, pour parler d’un auteur québécois, je veux pouvoir m’arrêter pendant ma lecture », dit-il.

« Chaque technologie a des qualités qu’elle communique au texte. »

Toutefois, l’écrivain ne s’inquiète pas tant que cela de la menace d’amnésie qui plane, à l’heure du numérique tous azimuts. Cette menace d’amnésie a pesé sur le monde à différentes époques, dit-il.

Jamais sans mes livres

Il dit cependant souffrir énormément de la perspective de devoir vivre loin de ses livres et de sa bibliothèque.

 

« C’est un mythe », dit-il, de croire que tous les livres se trouvent dans toutes les grandes bibliothèques. « Je peux chercher un exemplaire de Mme Bovary, avec une certaine préface et, surtout, avec mes notes manuscrites dans les marges », dit-il.

« Alberto Manguel souhaiterait que cette bibliothèque le suive à New York », poursuit Tomm, qui s’applique pour l’instant à détailler le catalogue de la bibliothèque de façon à ce que l’écrivain puisse au moins consulter ce catalogue à distance.

« Au mois de mars, nous allons tout emballer, dit Manguel. La bibliothèque va être mise dans un dépôt aux États-Unis, en attendant sa résurrection. »

Alberto Manguel, qui est un Canadien d’origine argentine, ne sait pas lui-même ce que l’avenir lui réserve. Et il n’a pas exclu la possibilité d’élire un jour domicile à Montréal. En espérant que ses livres le suivront.

Une vie, plusieurs pays

Né à Buenos Aires en 1948, Alberto Manguel a passé sa petite enfance à Tel-Aviv et grandi en Argentine. Dans les années 1960, il part pour l’Europe, alternant plusieurs lieux dont la France, l’Italie et la Grande-Bretagne. Dans les années 1980, il pose ses pénates à Toronto pour retourner en France au tournant des années 2000, dans la région de Poitou-Charentes où il a rénové le presbytère qui abrite sa collection de 30 000 livres. Il aimerait que cette dernière le suive jusqu’à son prochain port d'attache: New York.

La liste de Manguel

De L’orestie d’Eschyle à L’assommoir d’Émile Zola, Alberto Manguel publie sur son site Internet la liste de ses 100 livres préférés. Isaac Asimov y côtoie Miguel de Cervantes, William Faulkner, Witold Gombrowicz, Rudyard Kipling, Alice Munro, Amos Oz, Mordecai Richler et Mario Vargas Llosa pour ne nommer que ceux-là.


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