La vie selon Laberge

Quarante ans. Une carrière artistique quadragénaire sans aucun passage à vide, ça se fête, énonce le grand-livre selon Laberge. Un roman, c’est bien, mais accompagné d’un essai, « un risque, une folie », admet l’auteure, c’était pour « circonscrire l’intensité de la vie » dans un cadeau personnel à ses fidèles lecteurs. Ça donne Treize verbes pour vivre. Treize ? « On peut aller à l’infini, mais je me suis arrêtée à ce nombre premier, un chiffre chanceux pour moi. Et 12, ça faisait trop petit ! »
L’essai partage ainsi son existence avec le roman Ceux qui restent, ces proches que la romancière fait parler tour à tour, eux qui doivent « survivre » au suicide d’un ami, un fils, un mari, un père, un amant, composer avec « la violence d’une mort “ autonome ”,un dur coup doublé d’une sensation de rejet de la part d’un être aimé. »
La mort nous place devant notre propre réalité, estime l’auteure, elle « élimine toute forme de brouillard qui nous permet de procrastiner, de remettre à plus tard un débat intérieur ».
En finir avec sa vie, mais en briser combien d’autres ? se demande-t-elle. Quand Marie Laberge parle de son oeuvre, la femme de théâtre n’est jamais bien loin. Tout son discours s’accompagne d’une gestuelle, et cette façon qu’elle a de rouler les mots rend l’intensité qu’elle met à marteler sa vision de la vie. Encore et encore, dans ses romans et maintenant un essai, le premier. Un autre genre littéraire avec ça ?
« Je n’en sais rien. Parce qu’on ignore ce que sera demain. Ce qui est certain, c’est que l’essai n’est pas dans ma palette habituelle. » Puis elle se fait toute timide, rougit même en évoquant les poèmes qu’elle écrit depuis toujours. « Mais je ne serais jamais capable de les montrer ! C’est trop intime, j’aurais l’impression de me livrer. Juste d’en parler, j’ai la gorge nouée. » Là, on croit entendre dans son regard une expression d’humilité devant la grandeur du style de création.
Les mêmes amis
Maintenant que la fournée en duo aboutit dans les mains du public, « je vais essayer de voir comment je vais, de me demander où va ma pensée, mon énergie. J’aime bien l’idée d’être en jachère, j’ai besoin de plonger dans la vie pour que l’écriture revienne. » Ses lecteurs, avec qui elle entretient une relation pour le moins privilégiée, l’alimentent abondamment. « Les gens et moi, on a les mêmes amis : les personnages. »
Marie Laberge ne tient pourtant rien pour acquis. « Mes 40 ans d'écriture, ç’aurait pu être 40 ans de misère. Ce fut plutôt 40 ans de rencontres, de magnifiques aventures, de défis, de surprises. Et j’en éprouve beaucoup de gratitude, pas de façon flagorneuse, mais parce que je sais à quel point c’est rare. »
Surtout au Québec, ce petit marché où il est si difficile de vivre de son art. Mais là n’est pas la seule inquiétude de la romancière : l’analphabétisme la préoccupe tout autant. « Notre population compte 40 % d’analphabètes fonctionnels. Ce qui veut dire une perte d’intérêt pour cette chose qu’on appelle la lecture. Selon des études, même les universitaires qui ne lisent pas pendant cinq à dix ans perdront la capacité de décoder une phrase complexe. C’est donc une grande chance pour moi de générer de forts tirages dans un environnement aussi peu amical pour la littérature… »
Sur les berges du « Mass »
Laberge se retire toujours complètement pour écrire. Dans le silence, loin des siens, indisponible. « C’est un grand luxe de pouvoir m’absorber totalement. Je dois ainsi m’assurer que vis-à-vis de l’impulsion de départ, si ce n’est l’obsession de départ, je suis en droite ligne avec ce que je voulais faire, ma flèche intérieure. Et ça, il faut que je le fasse seule. »
Elle squatte alors une maison dans le Massachusetts. Toujours la même, jusqu’à récemment puisque celle-ci est « mangée par l’océan ». Mais il en a enfanté des titres, le sobre petit chalet. « Quand j’y ai écrit La cérémonie des anges, par exemple, l’hiver avait été rigoureux et l’étage où je dormais n’était pas chauffé ! »
Dans ces périodes intenses de création, la dramaturge ne délaisse jamais sa Waterman, ni même le type de papier, qu’elle trouve « parfaitement glissant » pour aligner les mots. « Le premier jet, pour moi, c’est un élan de passion, de libération. Écrire à la plume, le corps penché, fait partie d’un rituel. On devient maniaque à un moment donné ! »
Puis elle laisse reposer le tout, un bon bout de temps, avant l’étape de l’ordinateur. Et ensuite celle des premiers liseurs, « des étalons de mesure de trois types de lectorat ». Après, seulement, s’enclenche la machine des révisions, éditions et corrections. « On le refait pas mal de fois, un livre ! »
En attendant la suite
Pour la suite des choses, on verra. « J’ai des pistes, mais j’aime bien le moment de suspension où je rêve un livre, où je le laisse macérer, où je ne prends aucune note. »
Infatigable devant la charge de travail et l’implication qu’impose le processus de création, elle mordra volontiers, toutefois, dans le fruit enfin libéré de l’arbre. « Jouir » est d’ailleurs le premier verbe décrit dans son essai. N’est-ce pas là un élan de la vie dont son oeuvre tient lieu de personnage principal ?
Le premier jet, pour moi, c'est un élan de passion, de libération