Une grande farce de séduction

Détail d’une illustration de A. Burnham Shute tirée de l’une des premières éditions du «Moby Dick» de Melville (1892)
Photo: Domaine public Détail d’une illustration de A. Burnham Shute tirée de l’une des premières éditions du «Moby Dick» de Melville (1892)

Peut-on encore rêver et rire en littérature ? Lire et délirer ? Écrire et s’écrier ? Plonger dans les eaux limoneuses de la matrice mère, la langue épiphanique, la liste babélienne, le lyrisme débordant en un tsunami d’images et de récits, dans les fondus enchaînés d’une plume experte ?

Oui, il est possible de décliner la jouissance en littérature. Une jouissance qui ne soit pas simple ego, tel Yann Moix vomissant son autobiographie complète ; qui ne soit pas autocitation surfaite, tel Philippe Sollers orchestrant ses relectures. Écrire rare, intensivement et fou, alors que chacun touche à tout à sa manière, pour Pierre Senges, oui, malgré la parataxe d’un bord et la désaffection de l’autre, c’est vouloir être lu.

Décliner son plaisir dans le grand mythe babélien de la littérature, il faut bien dire qu’après Borges, c’est une tâche ardue. Mettre toutes les lettres de son côté, les images et les références, les avant-gardes et les révoltes, les esthétismes saturés, les mettre à neuf. Saisir la main tendue des prédécesseurs de haut calibre, c’est le défi d’inventer une écriture.

Dérives

 

Senges est un explorateur. Ne vient-il pas, pour Achab (séquelles), de remporter un prix absurde, celui de la Page 111, qui récompense un choix injustifiable ? Ce jury de pataphysique ne lit rien d’autre que cette page, dit-on. D’un oeil avisé, tel Moby Dick fonçant sur le capitaine Achab, il aura désigné cette page excellente, parmi la flottille de barques éditoriales, sur les vagues des livres réels et entre les tempêtes médiatiques. Une page, qui symbolise six cents autres du même tonneau.

Senges est sorti du lot, tandis que les autres jurys se disputaient sur les mêmes titres. Son roman tranche, en tant que monstre blanc : « La baleine jupitérienne doit être un déploiement de grande envergure, sans contenu, sinon, comment voulez-vous apparaître ? » écrit-il. Il a fallu à Senges chasser le puissant Melville, auteur de Moby Dick, une histoire de pêche au cachalot, au départ de Nantucket, bien éculée.

Que signifie pour nous une chasse aux cétacés, quasi interdite, quand plus personne n’utilise la lampe à huile et, Nippons exceptés, ne mange cette chair ? Pourquoi ressusciter cet Ulysse pirate n’ayant qu’un métier, qu’une vengeance, qu’une passion et qu’une jambe, et l’envoyer caboter aux trousses du diable blanc ? Ce gros roman de Senges, est-ce une simple dramaturgie de soi, « une mouise dramaturgisée aux petits oignons », une métastase du langage, ou n’importe quoi d’autre comme il est démontré ?

La java du roman

 

Achab (séquelles) refait pour nous le monde biblique, le conte mégalomaniaque de Gilgamesh, le feuilleton de Shéhérazade embobinant un sultan assassin. Il offre au lecteur d’escalader la montagne magique, avec Jules Verne au carré. L’essayiste Pierre Bayard l’a expliqué ailleurs : « L’attention à la pluralité psychique, aussi bien la nôtre que celle des autres, conduit donc à une tout autre manière de vivre et d’appréhender le monde. »

Cette « pensée de la superposition » est littéraire ; pour un romancier comme pour son lecteur, elle consiste à vivre des existences simultanées, des opinions contraires, avec tolérance et sincérité. Suivre l’Achab de Senges dans le ventre de Moby Dick, c’est le retrouver, entortillé avec son double ectoplasmique, dans le cerveau de l’auteur.

Achab a une histoire londonienne terrestre. Sur le Péquod, sa barcarolle, il est Noé, Dieu, capitaine de Broadway, héros d’Hollywood, Achille et d’autres ; il radote ; il remâche sa rancune ; il délire. Du coup, on parcourt tous les aspects de son mythe, dont il sort en personnage pour les animer, les commenter, les contredire, les épater. Sacré bonhomme.

Moby Dick finit par être un avaleur de cétologues et cétologue lui-même, dans le grand vent rituel qui tient le catalogue de ses 255 chapitres de métamorphoses. Roman global, ironique, génial, noix de coco, cette monumentale contrefaçon de toutes les littératures redécouvre l’Amérique et ses colonies sans se digérer soi-même.

Inénarrable, drôle à mourir, grabuge, parodie des plus paranoïaques définitions d’un chef-d’oeuvre, Achab (séquelles) se donne comme le bilan de tout ce qu’une panse littéraire pourrait ruminer. Conditionnel, potentiel, baudruche pleine à craquer de parenthèses, verbe sur tous les modes décliné.

Achab (séquelles)

Pierre Senges, Verticales, Paris, 2015, 623 pages

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