Le trou noir de Baudelaire

Pour son dernier roman, Gilles Jobidon a pris appui sur l’amour de l’impossible et la fascination de Baudelaire pour la beauté, la laideur et l’obscène.
Photo: Gérard Prud’Homme Pour son dernier roman, Gilles Jobidon a pris appui sur l’amour de l’impossible et la fascination de Baudelaire pour la beauté, la laideur et l’obscène.

En septembre 1841, après onze semaines de navigation, le jeune Charles Baudelaire pose le pied sur l’île Maurice, dans l’océan Indien. Sa mère et son beau-père, le général Aupick, qui souhaitaient l’éloigner de ses mauvaises fréquentations parisiennes (il est déjà syphilitique à l’âge de vingt ans) l’ont expédié vers Calcutta à bord du Paquebot des mers du Sud.

De cette escale obligée et imprévue aux Mascareignes de l’auteur des Fleurs du mal, on sait peu de choses. Mis à part certains détails, c’est un trou noir qui aura duré une vingtaine de jours. Mais c’est aussi un moment clé dans la vie du poète, dont l’oeuvre de réenchantement du monde se fera plus tard l’écho de ces souvenirs tropicaux à coups d’exotisme, de parfums, de pourriture et de beauté féminine pleine de langueur. Une multitude de poèmes, comme L’albatros, Le voyage ou La belle Dorothée, y prendraient source.

Une simple parenthèse de quelques semaines avant son retour précipité à Paris (il ne mettra jamais les pieds en Inde), où il fera très vite la rencontre de Jeanne Duval, une mulâtre qui sera sa maîtresse et sa muse pendant des années.

Une occasion beaucoup trop belle « pour ne pas laisser place à l’imaginaire », a estimé Gilles Jobidon. Après Combustio (Leméac, 2012), l’auteur de La route des petits matins (VLB, 2003) plonge à nouveau à pleines mains dans l’humus de l’histoire pour y puiser son matériau romanesque, continuant de déployer à petit feu une oeuvre étonnamment éclatée autant qu’originale.

Regard sur les femmes

 

Si La petite B., son 6e roman, prend toujours appui sur l’amour de l’impossible et la fascination de Baudelaire pour la beauté, la laideur et l’obscène, l’écriture dense et somptueuse de Gilles Jobidon prend vite le large avec l’histoire telle que nous la connaissons, nous donnant à entendre d’autres versions imaginaires.

Une polyphonie narrative qui commence par la voix et le regard de Maah, prostituée noire de Port Louis à l’île Maurice, tireuse de cartes qui flatte son destin de poète — et qui annonce sa relation avec la Duval. Une rencontre qui va marquer Baudelaire, « martelant des vers boiteux qui, des années plus tard, deviendront ces lumières sidérales infectées de sang, de chair, de ténèbres et de soleils noirs ».

Puis celle de Laure Loux, elle aussi mulâtre, fille de Maah et de Baudelaire, soeur de lait d’une créole de l’île Maurice dont Baudelaire avait aussi fait connaissance, pianiste prodige et bête de foire échouée à Paris. Surnommée « La petite Baudelaire » dans le milieu des peintres où elle se produit parfois comme modèle, elle ira plus tard frapper à la porte de la mère de Baudelaire en compagnie de son petit garçon, nommé Charlot — dont la ressemblance avec Baudelaire l’ébranle et la dégoûte à la fois. C’est avec Marie-Louise Nattier, la bonne de Caroline Aupick à Honfleur, que la « petite B. » va ensuite quitter Paris pour San Francisco, en Californie, y ouvrant un studio de photographie qui va connaître un certain succès auprès des travailleurs chinois immigrés et des chercheurs d’or.

Si Baudelaire et son oeuvre ne sont jamais loin derrière, Jobidon s’intéresse surtout aux destins de quelques femmes libres et fortes, inconnues dans un monde en mutation — en cela le titre du roman nous annonce un peu le programme. Celui de Maah à l’île Maurice puis de la « Petite B. », bien sûr, mais aussi celui de la mère de Baudelaire (deux fois veuve et survivant à son fils unique, son « naufragé de la lune »). Ou à la vie terrible et aventureuse d’une riche marchande chinoise aux pieds bandés, Molly Sin, dont le fils, auteur rêveur d’un Petit dictionnaire de questions sans réponses, fascinera la petite B.

Gilles Jobidon fait apparaître ces beaux personnages avec l’énergie et l’aplomb de l’illusionniste et d’un opérateur de machine à inventer. Il pose sur le monde, comme Baudelaire avant lui, un regard d’une « majestueuse douleur », cherchant à tâtons à cerner l’origine de la poésie, de l’amour, de la vie.

Une écriture qui se goûte. Un roman audacieux, ouvert sur le grand large autant que sur le côté sombre des choses.

 

L’auteur sera au Salon en séance de signatures les jeudi 19 et samedi 21 novembre.

À travers les notes pâles qui courent sur la canopée des arbres, elle dit : "Je t’apprendrai la patience. Tu te surprendras à observer durant des heures l’araignée qui tricote ses petits stratagèmes. Tu sauras tout. Tu verras comment elle fait contrepoids d’une feuille, d’un bout de paille. Tu seras fasciné par son ingéniosité d’ingénieur, d’architecte. Il y a plus de splendeur dans les gouttes dont sa toile est couverte que dans les vitraux des églises et de palais. Tu auras la patience d’un faiseur de violons. Tu finiras par trouver la joie. Je te ferai jardinier de mots, arpenteur d’alphabets, trafiquant d’étoiles. Je serai ta muse, ta complice. Nous monterons ensemble le chemin. Tu as besoin de moi, j’ai besoin de toi. Il faut réenchanter le monde."

La petite B.

Gilles Jobidon, Leméac, Montréal, 2015, 232 pages

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