Conseils d’un Immortel à un nouvel immigré

Tout commence par une rencontre, sur la rue Saint-Denis, à Montréal. Dany Laferrière croise un jeune homme en qui il se reconnaît. Ou plutôt, en qui il reconnaît le jeune homme de 23 ans qu’il était lorsqu’il a quitté, seul, Haïti pour le Québec, en 1976.
Vingt dollars en poche. Et tout à découvrir : les rues, les gens, les codes d’usage, la solitude, l’appartement mal chauffé, les saisons, les expressions langagières, Gaston Miron, le hockey, les filles blanches, la librairie de Françoise, le café juste à côté…
Mais c’est aussi bien le chemin qu’il a parcouru depuis 40 ans qui lui apparaît. Ce qu’il avait enfoui revient. « On débarque dans un pays. On y passe des années. On oublie tout ce qu’on a fait pour survivre. Des codes appris à la dure. Chaque mauvais moment annulé par la tendresse d’un inconnu. Un matin, on est du pays. On se retrouve dans la foule. Et là, brusquement, on croise un nouveau venu et tout remonte à la surface. »
Mais peut-être ne s’agit-il là que d’un prétexte. Une ruse d’écriture, ce hasard des chemins qui se croisent entre le vieil exilé d’Haïti devenu écrivain et le jeune immigré du Cameroun qui a choisi comme nouvelle identité le nom d’un auteur de son pays, figure contestataire, réfractaire à toute forme d’impérialisme, Mongo Beti ?
On ne sait jamais, avec Dany Laferrière. Ça fait partie de son mystère. De son écriture. Au passage, on tombera d’ailleurs sur ceci : « Je n’ai jamais hésité à déformer les faits, pour leur faire rendre tout leur jus. Si vous restez collé à ce que la réalité veut bien vous montrer, vous ne saurez jamais ce qu’elle cache dans son ventre. Il faut savoir la retourner comme un gant. La réalité est une pure construction de l’esprit. »
De toute façon, depuis Je suis un écrivain japonais (Boréal, 2008), à tout le moins, on sait que la frontière entre fiction et réalité est source d’amusement pour lui. De même, les cases identitaires dans lesquelles on tente de l’enfermer : écrivain migrant, écrivain haïtien, écrivain québécois et, plus récemment, écrivain français, immortalisé par l’Académie.
À son image, Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo défie les catégories. Voici un livre hybride, qui entremêle dialogues (avec Mongo), notes éparses, confidences, réflexions, souvenirs, reprises de chroniques livrées il y a quelques années à la radio… Le tout suivi d’un « Petit lexique à l’usage du nouveau venu », d’un « Petit traité du discours amoureux québécois ». Et ainsi de suite.
Un livre fourre-tout ? Parlons plutôt d’un mélange des genres. Une façon, entre autres, d’aborder les mêmes sujets sous différents angles. Quitte à grossir le trait. Si on n’évite pas les généralités, elles parviennent souvent à nous faire sourire.
Qu’est-ce qu’un Français ? : « C’est quelqu’un qui accueille dans sa langue, de manière irresponsable, tous les mots anglais qu’on refuse ici. Si on n’existait pas, l’anglais serait la langue officielle de la France depuis une bonne décennie. »
Et qu’est-ce qu’un Québécois ? « C’est un individu prêt à mourir pour une langue qu’il ne cherche pas à bien écrire. » Un Anglais ? « C’est un mot si chargé d’électricité qu’il ne faut pas le prononcer deux fois dans la même journée. » Et la nation, dans tout ça : « C’est un mot que Harper a volé aux Indiens pour le donner aux Québécois afin qu’ils cessent de dire pays, qui est bien trop subversif. »
Foutu racisme
Le sujet qui revient le plus souvent, bien sûr : l’immigration. Abordée du point de vue personnel, souvent sous forme de conseils donnés au jeune Congolais. Parmi eux : éviter la nostalgie, fuir le ghetto. Attention, dit Dany à Mongo, à « la moiteur du ghetto, cet espace à Montréal où il fait toujours la même température qu’à Port-au-Prince. Là où on n’a pas besoin d’interpréter chaque parole ou chaque geste de celui qui nous ressemble en tous points ».
Les conseils, réflexions et confidences de l’auteur de Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer (1984, Typo, 2014) touchent aussi aux codes amoureux, sexuels. « Mais l’amour, que je pensais un sentiment universel, comporte aussi ses particularités locales. Dans l’approche de l’autre, on doit impérativement éviter le ton passionné ou romantique pour ne pas être perçu comme un chanteur de pomme. On pratique ici un lyrisme sec, contrairement au délire caribéen ou camerounais. »
Dans toute situation, apprendre les règles du savoir-vivre est primordial. « On observe d’abord, et après on saute dans l’arène. » Par rapport au racisme : « Il se peut que vous soyez témoin d’un acte public de racisme. Ne soyez pas le premier à le dénoncer. Laissez la possibilité à un natif de le faire. Le racisme, c’est l’affaire de tout le monde. Et on se sent tous souillés en sa présence. »
Pour ce qui est de la question amérindienne : « Je vous conseille de ne pas l’évoquer trop souvent dans les soirées mondaines. Cela jette un froid dans le meilleur des cas. C’est un tabou (les Français disent un sujet qui fâche). Ne jugeons pas trop vite car chaque pays en a un ; une injustice qu’il est devenu impossible de réparer. Alors on la nie. »
Et Dany de refaire pour son protégé la petite histoire du Québec, avec à l’avant-plan la question de la langue. Et celle de la religion. Bien des perles là-dedans.
L’immigration est vue aussi de façon plus globale. En mettant l’accent sur les mouvements massifs de population du sud au nord, dans de périlleuses conditions. Et puis cette idée qui revient : l’immigré remplace l’ouvrier. « Cet ouvrier abusé qui croit que l’immigré lui vole son travail, alors que celui-ci ne fait que le remplacer dans une situation intolérable, pour que ce dernier puisse grimper d’une marche l’échelle sociale — s’il peut exister une échelle dans l’enfer de l’usine. »
Quant à la réaction des Québécois face à l’immigration : « Pour eux, c’est grâce à leur charité chrétienne que les immigrés sont ici. Peu de gens ici savent de quoi il s’agit exactement quand on parle d’immigration, mais ils ont du coeur. »
Si le livre semble s’adresser d’abord à Mongo, puis au nouvel immigré au sens plus large, il se veut aussi un miroir offert aux Québécois, à ceux que Dany désigne comme les natifs. C’est fait avec humour, et beaucoup d’amour.
L’auteur sera au Salon en séance de signatures les vendredi 20, samedi 21 et dimanche 22 novembre.
L’exil est la plus grande école de conduite. On devrait envoyer tous les enfants faire un stage à l’école de l’exil.