L’impossible mort d’un livre bien vivant

Voilà peut-être la morale de l’histoire… à imprimer dans un livre papier : il faut toujours se méfier des gourous.
Plus de cinq ans après l’apparition de la liseuse numérique Kindle du géant Amazon, des iPad d’Apple, des Kobo et autres objets annonçant la mort, par sa dématérialisation, du livre imprimé, la disparition de l’objet narratif, dans sa forme originelle du moins, est vraiment, vraiment loin d’être scellée.
Pis, depuis un an, le livre imprimé semble même connaître un surprenant regain de popularité, aux États-Unis particulièrement. Et ce, après des années de croissance et d’adoption du livre numérique, qui désormais s’essouffle. Une question mérite d’être posée : la vague numérique qui a emporté l’industrie de la musique, de la télévision et des journaux dans la dernière décennie va-t-elle épargner celle du bouquin ?
À l’autre bout du fil, Francis Farley-Chevrier, directeur général de l’Union des écrivaines et des écrivains québécois (UNEQ), se lance : « Il y a effectivement une sorte de résilience de l’imprimé que l’on peut observer en ce moment, dit-il. Le livre imprimé existe depuis plus d’un demi-millénaire dans une forme qui n’a finalement pas beaucoup changé au fil du temps. Le livre numérique devait emporter tout ça, mais ce n’est pas tout à fait ce qui se passe. »
Des chiffres sur les lettres
Laissons les chiffres résumer la chose : en 2014, au Québec, le livre numérique a représenté 1,1 % du total des ventes de livres de Montréal à Québec en passant par Rimouski, Sherbrooke et Alma…, selon un premier portrait statistique réalisé par l’Observatoire de la culture et des communications du Québec. À noter : aujourd’hui, près de 80 % des titres mis en marché au Québec sont offerts dans un format pour liseuse électronique.
Sur le marché américain, où le bouquin numérique s’est épanoui dans les dernières années avec des croissances annuelles de plus de 1200 %, la tendance qui se profile a tout pour laisser perplexe. En 2015, 32 % des lecteurs ont opté en premier lieu pour une version numérique du bouquin convoité, soit moins que les 50 % qui l’ont fait en 2012. Le tout dans un marché en baisse de 10 % pour les cinq premiers mois de 2015, selon une enquête de Nielsen citée par le New York Times dans un papier portant sur la révolution du livre numérique qu’il serait temps, pour le quotidien, de relativiser.
On y apprend, entre autres, que le livre imprimé, loin d’avoir poussé son dernier souffle, donne même des signes de vigueur, soutenu par un réseau de librairies indépendantes loin d’être en crise ou en déclin : il y a 2230 établissements de ce genre en opération en 2015, soit 560 de plus que l’an dernier. Le marché de l’imprimé se porte d’ailleurs tellement bien que Hachette, Simon Schuster et Penguin Random House consacrent actuellement des millions de dollars dans l’amélioration de leurs infrastructures d’impression et de distribution de livres imprimés.
« Le livre papier n’est pas en train de disparaître, mais le livre numérique compose également avec une progression importante », résume Marc Boutet, président de l’entreprise De Marque, un important joueur dans le domaine des contenus numériques au Québec, qui cette année célèbre ses 25 ans d’existence. L’homme estime à 10 % la part de marché de ce format au Québec, et parle même d’une sous-évaluation effectuée par l’Observatoire. Depuis l’avènement du livre numérique, le monde de l’édition au Québec déplore l’impossibilité d’en avoir un portrait statistique juste et complet. Les données de l’Observatoire sont en effet parcellaires, puisqu’elles ne comptabilisent qu’une part des ventes aux caisses des libraires de la province (40 % du marché environ) et font même abstraction de celles des plus importantes librairies en ligne : Apple, Amazon et consorts. Ces multinationales ne sont en effet pas tenues d’ouvrir leurs livres.
« Le livre imprimé est là pour rester, assure M. Boutet. Le numérique, ce n’est pas une question de religion qui commande la conversion du lecteur. L’imprimé et le numérique peuvent cohabiter, et c’est sans doute ce qui est en train de se passer. »
L’amateur de romans, de livres pratiques, d’essais et autres plaisirs textuels serait, selon lui, en phase d’hybridation, passant d’un support à un autre, en fonction du contexte et de l’offre. Avec au Québec un caractère distinct. « Les opérateurs de liseuses [Amazon et Apple en tête] n’ont pas orchestré ici des campagnes de promotion qui ont incité les gens à faire l’acquisition d’une liseuse et à se tourner en grand nombre vers ce format, dit-il. Il a des efforts importants faits par certaines chaînes de librairies ici pour aider le livre numérique à rencontrer ses lecteurs, mais il reste encore beaucoup de chemin à parcourir. »
Ceci pourrait expliquer cela, mais pas entièrement. Les jeunes lecteurs en effet, chez qui la technologie est bien présente, boudent encore le livre numérique en lui préférant le papier. C’est le Pew Reserch Center qui a fait cette découverte ce printemps au terme d’un vaste sondage. Il laisse croire que la transposition du livre en format numérique n’aurait peut-être pas encore atteint sa forme idéale, dans un nouveau cadre commercial, capable de le rendre aussi indispensable qu’un MP3 ou une série télé en flux continu chez un grand nombre.
Imaginaire de papier
« La dématérialisation du livre a ses avantages, dit monsieur Farley-Chevrier. Une économie de poids et d’espace lorsqu’on transporte nos livres, un accès rapide à l’achat de titres, mais l’équilibre entre numérique et papier n’a effectivement peut-être pas encore été trouvé », à l’avantage de l’imprimé, pour le moment.
« Le cadre du livre numérique est encore appelé à progresser, dit M. Boutet. Un livre, c’est un texte qui déclenche l’imaginaire, on ne s’en sort pas, mais on continue d’explorer les possibles qu’offre la technologie. Actuellement, 90 % de nos ventes numériques, ce sont des contenus statiques en noir et blanc. » Un paradoxe dans des univers numériques qui carburent à la photo magnifiée par le filtre et animés — à l’hyperlien, à la conversation et aux microvidéos. « Tout n’a pas encore été exploré », poursuit le patron de De Marque, confirmant par le fait même une autre chose : finalement, tant qu’il y a des livres, il y a de l’espoir.