Autopsie de la répression

En coréen, jiseul, ça veut dire pomme de terre, mais pour l’auteur de bande dessinée francophile Keum Suk Gendry-Kim, ça veut également dire « mémoire », « horreur », « angoisse » et « exaction », dont elle trace admirablement les contours, tout en noir et en sombre, dans sa dernière création.
L’objet littéraire, qui s’inspire du scénario du film du réalisateur O Muel, revient sur ce massacre, tristement passé à l’histoire, de milliers de villageois de l’île volcanique de Jeju, située au sud du pays, en marge du continent. C’était à l’été 1948. Le communisme était en train d’y prendre racine. Les forces gouvernementales sud-coréennes ont envisagé la solution la plus radicale pour enrayer la chose, sous le regard complaisant des États-Unis.
Jiseul suit, sur plus de 250 pages, le destin brisé d’un groupe de 120 personnes qui, sous la menace de l’exécution sommaire et, surtout, dans le refus de l’exil, va décider de se cacher dans une grotte, près de Seogwipo, au sud du mont Hallasan, en attendant que le fléau passe. Ils vont être confrontés au froid, à la faim, à la pomme de terre, mais également à leur humanité, à leurs contradictions, à la peur, aux abus, pendant les soixante jours qui vont repousser pour eux l’inéluctable.
L’encre de chine — un choix judicieux fait par la bédéiste qui nous avait ravis en 2012 avec Le chant de mon père (Sarbacane) — donne à cette introspection au coeur de la résistance et des idéaux toute la densité qu’il lui faut, mais également cette obscurité nécessaire pour évoquer la répression imposée à des citoyens ordinaires et sans histoire, avec cette absence totale de jugement et de mise en perspective, par un autre groupe d’hommes ayant perdu leur humanité. Le drame se trame dans l’épaisseur du trait, tout comme dans les échanges entre les fuyards, les rebelles, les victimes innocentes d’un conflit se jouant forcément bien plus loin et bien plus haut que les terres arables où ils ne rêvaient que d’une existence paisible.
Un massacre lointain, oui, autant dans l’espace comme dans le temps, mais qui rencontre facilement l’actualité du moment, les persécutions qu’elle raconte et l’indifférence gênante qu’elle peut également générer.
Vertige de la mort
Combien de générations dans une même famille peuvent être marquées par le drame de la guerre, ses abus et ses exils, qu’elle impose, souvent ? Voilà la question délicate que pose Théa Rojzman dans Mourir (ça n’existe pas), récit torturé et torturant placé au coeur de la transmission d’un traumatisme. L’album est dans la course pour le prix Artémisia 2016, qui célèbre, chaque 9 janvier, jour de naissance de Simone de Beauvoir, un titre du 9e art écrit par une ou plusieurs femmes.
Sous la couverture, on croise Yann, jeune homme troublé par son présent et qui replonge du coup dans les grandes lignes d’une enfance soumise à une mère à qui la guerre, l’abus, la fuite a un peu fait perdre la raison. « Moi, j’ai réussi à me sauver, mais j’ai tout vu et tout entendu… », dira-t-elle, comme pour justifier des perturbations visiblement héréditaires.
Le dessin a le trait violent et le décor fiévreux pour porter cette psychanalyse vertigineuse toute en cases et en folie. Le personnage principal a de la vie qui semble lui sortir de la tête, dans une extension de sa chevelure. Il a également deux potes imaginaires qui, jusque-là, avaient un peu maintenu son équilibre, le tout dans une dominante de rouge, couleur pas forcément réputée pour porter en elle l’espoir, mais qui sied parfaitement à cette autre bande dessinée coup-de-poing.