Amour et littérature

Angot trouve ici les mots d’une femme brisée par l’inceste, qui doit rompre avec sa famille: l’adulte ne sera plus complice du passé.
Photo: Jean-Luc Bertini Flammarion Angot trouve ici les mots d’une femme brisée par l’inceste, qui doit rompre avec sa famille: l’adulte ne sera plus complice du passé.

« Mon père et ma mère se sont rencontrés à Châteauroux, près de l’avenue de la Gare… » D’entrée de jeu, le sujet est posé : mon père, ma mère, une rencontre de gare, déjà connue dans l’oeuvre d’Angot. D’habitude, une telle histoire finit par des adieux larmoyants. Mais les lendemains en sont imprévus, surtout quand ils deviennent littéraires.

Châteauroux est une ville peu propice à la romance. Justement, l’amour impossible est l’objet de ce roman. Or, selon Umberto Eco, l’amour n’existe que dans les livres. Méticuleuse, l’écrivaine renchérit : l’amour, en plus d’être unique, est aussi « impossible ».

Elle en a fait son oeuvre, et ce livre davantage, grâce à une cohérence qui relie tous les précédents. « Cet amour-là », disait Yann Andréa de sa relation avec Duras. Pour Angot, cet « amour impossible » là est celui de la mère, pour la mère, entre la mère et Christine, avec le ratage central. Une relation à trois par jeu de couples, coupée par le tiers. Avec une portée universelle.

Une certaine famille

 

Les parents de Christine : l’une l’a élevée, l’autre abaissée, par le viol. Christine, devenue Angot, écrivaine, parvient à faire tout voir de l’inceste. Ce « je » qui décrit, reconstruit et dévoile réussit ici à précéder le père et la mère, plus qu’il n’en procède. Il retourne en force la relation d’amour et de haine, cette naissance à soi si douloureuse, là où la vie a été empêchée. Il relance le sens et le temps.

Angot campe des scènes d’amour et de violence. La double trahison des adultes, l’aveuglement maternel, la culpabilité, et toutes les émotions de Christine, cherchant l’issue à toutes ces passions qui font des crises intenses. C’est à pleurer. Cette Christine révoltée, obsessionnelle, malheureuse, c’est Angot pure et dure.

Elle fait glisser les secrets d’une personne à l’autre, dans le huis clos pervers. À l’opposé, elle semble parfois blindée comme Jeanne d’Arc. Elle partage avec sa mère l’amour d’un homme magnifié, qui surgit dans sa vie par éclipses, tel un dieu. Fantasmes et perfection imaginaire se disputent le terrain psychique.

Pour sa mère, officiellement, tout va très bien. Comment lui raconter ses vacances d’adolescente ? Angot passe ce silence sous silence, pour camper dans ce livre le contexte qui manquait.

À l’abattoir

Qui a lu Angot connaît à fond ce père vicieux. Avec L’inceste (Stock, 1999) et Une semaine de vacances (Flammarion, 2012), terribles descriptions, réquisitoires amoureux et toxiques, elle a montré l’hallucination vécue, la prison du sexe paternel, le consentement de l’adolescente, l’abus.

Il a refusé la vie commune, le mariage avec Rachel Schwartz, qui est juive, pour vivre une vie professionnelle enviable, se marier et élever un fils. En secret, il initie sa fille aux plaisirs pervers, tout en la séduisant par son goût des langues, qu’elle partage. Le piège s’est refermé. La mère, que le lecteur trouvera irresponsable, n’y voit goutte. Sa fidélité fantasmatique lui évite la réalité, qu’elle doit un jour affronter. Ce n’est pas un roman, mais un propos de littérature.

Plus que l’amour

Cet « amour impossible » est donc réinvesti de manière à mettre plus que jamais le lecteur de son côté. Le talent d’Angot est un cri froid, construit, lutte pour la conscience de Christine engagée en écriture. Sans concession, précis et halluciné, ce récit d’initiation part d’une enfant à qui on n’a pas permis de grandir, la jetant dans une situation d’indifférence cruelle à ses besoins et à son âge.

L’au-delà de cet amour impossible se nomme trauma. Bouleversante, drôle quand elle évoque l’épouse de son père, cette narratrice, dédoublée d’un livre à l’autre, sans récit scabreux cette fois, se concentre sur le rôle maternel, faussement maternant, complice d’un crime fait à la jeunesse de Christine par folie, par omission et évitement.

C’est brillant. Angot raconte la rupture de confiance face à cette mère toute-puissante dans sa maternité. Cet homme, l’adolescente le connaît, il règne sur un château de cartes. Mais il faudra que toutes les pièces soient à terre pour faire éclater les mensonges. Sans juger, l’écrivaine trouve les mots d’une femme devant rompre avec sa famille : l’adulte n’est plus complice du passé.

Enfance revisitée

 

L’amour maternel est-il coupable ? Constant, frappé de remords inextinguibles, il affronte l’amour impitoyable de la fille. Cet attachement aux ruines est un des plus beaux objets du roman. Il faut des mots pour mettre la honte de soi à nu, les obsessions comme elles sont, sous le voile de l’intimité et de la vie privée. De la famille.

La morale d’Angot valide l’amour détruit et l’impossible renoncement. Qu’y a-t-il à sauver du naufrage des sentiments que la perversion sexuelle a noyés ? En défaisant le noeud gordien, il demeure l’amour infime et ses traces, un rythme, un souffle, la vie affective turbulente.

La fin du livre rebondit en sociologie sur la place des femmes. Cette prison ultime s’avère être une gare : une voie de sortie. Dans cette analyse, adressée à la mère, il y a le regard de tout être qui a été abaissé et humilié. Victime ? Pas vraiment, car cette proie, jadis piégée, se libère.

Des sentiments très anciens, qu’on croyait perdus, qui dataient de sa jeunesse à elle et à moi de mon enfance, ont commencé à réapparaître. On ne s’y attendait pas. On ne les espérait plus.

Un amour impossible

Christine Angot, Flammarion, Paris, 2015, 217 pages

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