L’hirsute fille

La barbe ne fait pas l’homme, dit le proverbe. Mais elle défait certainement le visage de la fillette qui a le malheur d’en être affublée. « tu n’es pas un monstre, juste une petite bête », peut lui répéter sa mère, rien n’y fait. Une menace pèse sur la tête de la narratrice du premier roman de Julie Demers.

Si Barbe prend soin de s’inscrire dans un lieu et une époque — la Gaspésie en 1944 —, la fuite que le récit raconte se situe surtout dans l’immémorial temps de l’asphyxiante promiscuité, celle d’un petit village qui ne peut tolérer pareille créature sur son territoire. La barbe est ici, comme de raison, moins une barbe qu’un symbole faisant désordre parmi l’homogénéité. C’est le stigmate d’une maladie dont on veut se préserver. C’est dans le poil que naissent les sinistres ragots.

« mère avait beau poser aux fenêtres des rideaux de plus en plus épais, nous entendions toujours le même vacarme. […] les sottises glissent, glissent très loin, elles glissent extrêmement loin jusqu’à presque ressortir, mais elles restent en nous vivotent en nous sommeillent en nous », écrit Demers, sans majuscules, comme pour souligner que le discours dont elle adopte la voix est celui de la marginale, de celle qui est forcée à l’être.

Pourchassée par « les bottes », les représentants de la loi et de l’ordre au sein de la bourgade de « rivière-à-pierre », l’hirsute gamine prend le maquis dans le bois, où elle sera foudroyée par l’apocalypse, avant d’être capturée par des chasseurs.

Se toucher la différence

 

Comme dans Frères de David Clerson, paru à la même enseigne il y a deux ans, tout, chez Julie Demers est métaphore. Résultat : l’impression d’un recueil de poésie en prose rénové en roman s’impose parfois, d’autant que les aventures de l’héroïne en exil se résument à bien peu.

Sibylline prière sylvestre, conte sur la cruauté, carnet de voyage d’une insoumise ; Barbe se rapièce un ton singulier par touches de naturalisme cru, de surréalisme boréal et d’anthropomorphisme onirique. Sa narration d’une assez traditionnelle candeur enfantine, n’excluant pas une sorte de sauvagerie, dévoile l’hypocrisie du monde adulte. Pas question de relations sexuelles dans Barbe. Ici, on « se touche la différence ».

Malgré ses très exhaustives descriptions, au sérieux quasi biblique, d’une nature oppressante ou qui rassérène, Julie Demers ne dédaigne pas l’ironie ni l’humour noir. Qui est-elle réellement : une allégoriste adepte de grandiloquence, ou une satiriste, amie du second degré ? Difficile de trancher.

L’idylle entre la femme enfant et un coq ressemble en tout cas drôlement à un clin d’oeil de l’auteure, et révoque, si besoin était, toute possibilité d’envisager son roman dans une perspective réaliste. « cette nuit j’aurai un coq pour me réchauffer. c’est un gars. il a chaud. […] son bec s’enfonce dans mon sternum. mes mamelles saignent. je me sens dès lors devenir femelle, une vraie femelle. soudain je veux allaiter, m’adonner aux tâches domestiques, je pense à fonder une famille. »

Bien que son écriture dense rachète largement l’intrigue sous régime minceur, Barbe ne dépasse jamais tout à fait le statut de fable sur l’altérité. Sa leçon ? Nier ce que l’on est intrinsèquement, c’est se contraindre à l’errance éternelle. Comme une barbe de deux jours, le roman de Julie Demers charme, mais a quelque chose d’indécis.

Alors que je gagnais peu à peu en assurance, mère persistait à ne pas penser par elle-même. Même si nous gardions fermées les portes et les fenêtres, les humains de rivière-à-pierre envahissaient notre galerie.

Barbe

Julie Demers, Héliotrope, Montréal, 2015, 138 pages

À voir en vidéo