La relève investit les librairies

Bien qu’elle oeuvre au sein de l’Association des libraires du Québec (ALQ) depuis 14 ans, la directrice générale Katherine Fafard n’a jamais vu un tel regain. « Il y a deux ans, je sortais dans les médias pour parler de l’hémorragie de fermeture de librairies, parce qu’on était inquiet. Dans la dernière année, j’ai eu le bonheur de voir non seulement des reprises et des successions de librairies, mais des ouvertures — Tchèque ça ! à Amqui, Bric à Brac à Montréal et Tulitu [cas particulier, puisqu’il s’agit d’une librairie québécoise… à Bruxelles]. On n’ose pas crier encore de joie, mais la dernière année a été positive en librairie », poursuit la directrice.
Ce sont souvent des enfants des proprios ou des employés — « à peu près dans 70 % à 80 % des cas » — qui reprennent le commerce ouvert depuis des années, en général par un baby-boomer dont la retraite devient inéluctable. « En 2007, on a fait faire une étude sur la relève parmi les libraires, indique la directrice. On estimait que 68 % de nos membres étaient âgés de 60 ans et plus. » Les têtes du métier blanchissaient à vue d’oeil.
L’ALQ a donc invité avocats, comptables et notaires à venir parler, très pratico-pratiques, aux libraires. Certains ont réalisé que faire une succession de commerce n’était pas une mince tâche, et demande en moyenne trois ans de travail. « Il faut une année pour rendre ton commerce sexy, détaille la directrice. La librairie est en mutation : tout le monde parle de l’arrivée massive du numérique — même si ça n’est encore ici qu’un faible pourcentage des ventes — et de la chute des ventes de livres. Il est donc essentiel d’avoir un commerce avec un bilan positif. Ensuite, on compte un an de paperasse. Et souvent, comme à la Librairie du Square [où la fondatrice Françoise Careil reste à la barre six mois avec le nouveau copropriétaire Éric Simard], un temps de transition. Pour les libraires qui ont la soixantaine, c’est maintenant ou jamais. »
Libraires d’aujourd’hui
Des cas de figure ? Celui de la Librairie Pantoute, dans le Vieux-Québec et rue Saint-Joseph, transformée en coop par les employés au départ du fondateur, est inspirant. « Ça faisait quelque temps que Denis LeBrun tâtait le terrain auprès de ses libraires pour prendre la relève de son bébé, explique Marie-Ève Pichette, nouvelle directrice depuis un peu plus d’un an. Ça ne semblait pas possible. C’est dur de s’imaginer racheter un commerce avec un salaire de libraire. » C’est grâce à l’intervention de Filaction, qui a « offert la librairie pas mal sur un plateau d’argent », que le commerce quarantenaire perdure, avec des employés plus motivés que jamais puisque copropriétaires.
À Jonquière, la Librairie Marie-Laura est passée le 19 août aux mains de Maximilien, fils du fondateur Daniel Bouchard. Un geste naturel pour celui qui « a toujours travaillé » dans cette librairie, depuis ses 12 ans. « J’avais suspendu ma maîtrise en sciences po pour venir gérer l’informatisation pendant un an, et je ne suis jamais reparti. C’est mon gros projet, et c’est important que ça perdure : une librairie, c’est aussi un pôle culturel en région. Les clients nous font sentir que c’est essentiel. » Même s’il est officiellement directeur depuis seulement quelques semaines, la succession fait déjà partie de ses préoccupations. « Je trouve que mon père a eu ça facile, finalement. Ma copine va accoucher bientôt. J’ai ça en tête, car je ne pense pas que je vais avoir la chance de déléguer, sinon à l’interne, à un employé. Je veux travailler là-dessus. »
Au boulon d’ancrage, en Abitibi, on a vu arriver il y a un an Michaël Lachance, 25 ans, ex-gardien de sécurité chez Garda à Montréal. « C’était un rêve d’adolescent, je me voyais finir mes jours dans une librairie ou une bibliothèque, et j’ai décidé de ne pas attendre », a mentionné le tout jeune proprio. Si pour lui, il était indispensable qu’une « des plus belles librairies de la région » perdure, alors que son fondateur allait sur ses 80 ans, il semble que les institutions financières de sa région ne partageaient pas cet avis. « On n’a pas considéré les particularités culturelles de la librairie, on l’a jugée comme un commerce quelconque, et comme les marges de profit sont très basses, j’ai obtenu seulement 10 000 $ de prêt, même en prônant la préservation des emplois. » M. Lachance se désole de penser que d’autres jeunes libraires potentiels n’auraient pas les contacts personnels dont il a bénéficié pour financer — pour 130 000 $ — le rachat du commerce.
Qui lit quoi ?
D’autres transitions se vivent ou se préparent aussi aux librairies Harvey (Alma), du Quartier, La Liberté, Vaugeois (Québec), A.B.C. (La Tuque), Monet (Montréal), du Soleil (Gatineau), Côte-Nord (Sept-Îles) et Carpe Diem (Mont-Tremblant). « On est peut-être rendus à la consolidation, analyse Katherine Fafard, de l’ALQ, à ce moment où la vingtaine de fermetures des dernières années — et surtout des cinq dernières années — va bénéficier à ceux qui poursuivent leurs activités. »
Est-ce que le métier va changer avec cette jeunesse d’aujourd’hui ? Madame Fafard croit que oui, indubitablement. Les nouveaux proprios interrogés ont tous misé sur l’informatisation — même là où le système était efficace. « Et c’est une génération qui semble naturellement plus à l’aise avec la promotion, les partenariats et le côté commercial », indique la porte-parole de l’ALQ. Au boulon d’ancrage, par exemple, on s’est associé au cinéma du coin. Lorsqu’un film inspiré d’un roman arrive en salle, la librairie le fait venir. Et si Michaël Lachance constate la richesse d’avoir une équipe « multigénérationnelle » : « Les jeunes ont introduit le fantasy [merveilleux] et les mangas japonais, qui étaient méconnus, et j’ai besoin de ma libraire de 50 ans qui connaît les biographies et les sagas historiques sur le bout de ses doigts. » Il souligne que « le métier de libraire ne change pas beaucoup : il s’agit de conseiller les clients, de comprendre ce qu’ils aiment lire, de suggérer des titres. » Et de beaucoup, beaucoup aimer les livres et la lecture.
Ce contenu a été produit par l’équipe des publications spéciales du Devoir, relevant du marketing. La rédaction du Devoir n’y a pas pris part.
Les librairies indépendantes à l’heure de la relève

77 % sont détenues par un seul propriétaire ;
52 % sont des entreprises familiales : près de 75 % de ces librairies passent actuellement de la première à la deuxième génération.
Chiffres fournis par l’Association des libraires du Québec