Là où tremblent la terre et les eaux

Le nouveau recueil de Pierre Nepveu repose la question de l’autre et de soi, pour savoir dans quel état il se trouve, dans quel monde fracturé se réfugier, quels sentiments perdurent au temps qui passe. La liste est presque sans fin de ses interrogations adressées au siècle, comme s’il semait des pierres, petites sculptures de mots, inukshuks scripturaires pour trouver sa voie. « Le disparu n’est qu’un grand silence, on le pleure comme on pleure sur soi-même, l’être jumeau, l’alter ego toujours déjà perdu, le frère des mauvais carêmes et des étés trop froids pour se baigner. »
L’écriture de Nepveu est toujours belle, somptueuse même, d’un raffinement réfléchi, dont chaque mot est méticuleusement choisi pour cerner la pensée du lieu où son oeil se pose. Et de nouveau, il réussit à établir un dialogue presque philosophique, pourtant saturé d’images éblouissantes, afin de soutenir sa quête tout au long d’une pérégrination essentielle qui tend à se nommer soi-même tout en nommant les objets, les paysages et les sites qu’il traverse. Là où il va, va le monde.
Paysages
Commencé par ses « Méditations près du fleuve », le recueil met en jeu une certaine opacité des paysages, reflétée par son titre global La dureté des matières et de l’eau. Le poète inscrit alors cette aventure du repérage, acte de géomètre, pour transcender ses inquiétudes et avouer, dans un très beau style épuré : « Nous nous sommes risqués un peu plus au bord de la lumière. Elle avait peu à nous dire, sinon que les visages du monde sont multiples et l’angle des sentiments jamais assuré, toujours à projeter de nouvelles ombres, à nous révéler la profondeur de notre ignorance et la précarité de nos âmes. »
Ne lui reste qu’une proximité plus grande à conquérir ; et comme il l’avait fait avec Mirabel dans Lignes aériennes, il s’attarde dans « Stations Lachine » à un microcosme plus immédiat et concret, incarné dans des photographies d’oeuvres provenant du Musée plein air de Lachine. Par exemple, dès la première sculpture, Le déjeuner sur l’herbe de Dominique Rolland, Nepveu se met-il à rêver d’Édouard Manet et réfléchit sur l’immobilité du chien sculpté, tout en nous confiant : « Cette nature morte que je traverse comme un pays étranger […] me capte dans son emprise et fait de moi un citoyen de l’absolu. » Il y a toujours, chez Nepveu, un romancier qui navigue sous les eaux fluides de son écriture lyrique, mais aussi un Bachelard sentimental et inquiet qui cherche à débusquer le secret des matières.
De sculpture en sculpture, le monde se propose sous toutes ses formes, que ce soit par le Mur de Chine de Jean-Marie Delavalle contre lequel le poète appuie sa tête comme sur un autre mur de prière, que ce soit par le Site/Interlude de David Moore, qui introduit les « Carnets de Jean Mongeau, été-automne 1803 ».
Ce qu’il voudrait, c’est « Recommencer. Réapprendre. Tirer le vin noir de la douleur, arracher à la souffrance de vivre et de désirer le grand branle-bas du savoir. » Tant que l’univers restera pour Nepveu une grande énigme parsemée d’oeuvres d’art, d’immeubles, de villes, ou de terre, ou d’eau, tant qu’il y aura des évocations qui transcendent les choses du monde, nous aurons droit à de grands livres aux grandes proses qui vont encore longtemps nous subjuguer.