Champ de ruines

Après Fenêtres sur la nuit, qui se déroulait dans la capitale autrichienne en 1939 sous la domination nazie, Dan Vyleta replonge dans les mêmes eaux romanesques, mais cette fois dans une Vienne dévastée à l’issue de la Seconde Guerre mondiale.

Robert Seindel, un adolescent, rentre chez lui après avoir passé toutes les années de la guerre dans un pensionnat en Suisse. Être pur, incarnation d’une sorte de morale naturelle qui fait défaut à la plupart des personnages dans cette ville ravagée par la guerre, manière de prince Mychkine (Vyleta revendique sans détour l’influence de Dostoïevski), le jeune homme a « les traits pâles et pudiques d’un gamin avec un oeil patraque. »

Dans le train qui le ramène à Vienne, il fait la connaissance d’une jolie femme, plus très jeune, qui rentre elle aussi à Vienne après un long séjour à l’étranger : Anna Beer, qui n’a pas vu son mari depuis neuf ans. Médecin et homosexuel (d’où leur longue séparation), le Dr Anton Beer a pour sa part passé une grande partie de la guerre comme prisonnier en Russie, et semble avoir disparu de leur appartement, où il devait pourtant l’attendre.

Fasciné par Anna, qu’il va vite chercher à revoir, les surprises attendent aussi le jeune Robert lorsqu’il franchit le seuil de la maison, trouvant à sa mère un comportement étrange, engourdie par les opiacés. Son beau-père, un collaborateur nazi, est à l’hôpital, végétant sur un lit après avoir été poussé mystérieusement au bas d’une fenêtre de l’immeuble par son propre fils, Wolfgang, en prison depuis des mois tandis que son procès est à la veille de s’amorcer.

Enfin, une nouvelle petite bonne, légèrement bossue, semble avoir pris possession des lieux. Impertinente et rebelle, Anneliese Grotter, une gamine à laquelle le docteur Beer s’était autrefois attaché — tout comme nombre de lecteurs —, était l’un des personnages les plus intéressants de Fenêtres sur la nuit. Quelques années d’orphelinat l’ont cependant transformée en une jeune femme qui balance entre la méchanceté et l’aigreur, testant sans répit les limites de la morale et de l’autorité. Solitaire, elle occupe ses temps morts à nourrir et à tenter d’apprivoiser des corneilles qui ont élu domicile dans le grenier.

Anneliese et Robert, comme deux représentants d’une sorte d’innocence souillée, chercheront à se rapprocher.

C’est le décor, en gros, dans lequel Dan Vyleta a choisi d’explorer, de manière ample et atmosphérique (et peut-être aussi trop longue), un peu dickensienne, les effets de la guerre sur les êtres, les institutions, l’architecture. Il le fait en abordant au passage les thèmes de la folie, du crime et du parricide (Dostoïevski, encore une fois, n’est jamais très loin).

Intéressant lorsqu’on le lit en écho à Fenêtres sur la nuit, mais la magie de l’écriture de Vyleta ne suffit pas à faire briller de lui-même ce roman joufflu.

Anna Beer alluma une cigarette, en fuma environ la moitié, arpenta la pièce d’un pas mesuré avant de s’asseoir sur l’édredon poussiéreux de son lit matrimonial, sous la photo d’une jolie fille dans une robe de nuit en lin. Depuis qu’elle avait quitté Vienne, elle avait pris l’habitude de ne pas dormir plus de cinq ou six heures par nuit, allongée dans l’obscurité en proie à un ennui trempé de colère, pour se réveiller le lendemain matin épuisée et fébrile, jamais fraîche et dispose. mais à ce moment elle se rendormit presque sur-le-champ, le souffle léger et régulier, les traits heureux, souriante, une main enroulée autour du manche du couteau.

La servante aux corneilles

Dan Vyleta, traduit de l’anglais (Canada) par Dominique Fortier, Alto Québec, 2015, 704 pages

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