Voyage en enfer d’un photoreporter

Un photographe de presse se raconte. Ou plutôt, il raconte ses aventures abracadabrantes, cauchemardesques, alors qu’il était en mission, à la fin des années 1990, à Luanda, en Angola. En pleine guerre civile. C’est l’approche adoptée par Éric de Belleval dans son troisième roman, Reportages sous influence. C’est ce qui rend son histoire si prenante. Et déconcertante. On a à la fois le décor, terrible, et l’envers du décor, tout aussi terrible.
On s’y croirait. On croirait que tout ce qu’il raconte est vrai. Même si ça paraît monstrueux, tellement alambiqué. On revit avec ce photographe l’enfer qu’il a connu. L’auteur nous donne à voir, en même temps que le photographe le découvre, effaré, le climat d’anarchie qui règne : violence sans nom, famine, épidémies, morts en direct, corruption généralisée… Et nous en venons, en même temps que le photographe, à tenter de traquer ce qui se joue en coulisse, notamment au sein d’une grande compagnie pétrolière sans scrupule qui, sous des dehors magnanimes, tire les ficelles, avec comme paravent l’aide humanitaire.
Complexe, très complexe cette histoire qui se déroule en trois temps. D’abord : le parachutage en enfer de ce photographe plutôt habitué à tirer le portrait des gens riches et célèbres « en immortalisant sur du papier glacé les mirages merveilleux et dérisoires de leur monde secret. » Sa mission officielle cette fois : témoigner par ses photos du travail d’un groupe d’aide humanitaire canadien auprès de la population angolaise.
C’est ainsi qu’il se retrouve dans un petit dispensaire de fortune opéré par une jeune médecin pour le compte de Canadian Doctors et qu’ilrencontre le responsable d’une clinique privée réservée aux expatriés canadiens et aux employés d’Alpha, la grande compagnie pétrolière qui fait la pluie et le beau temps dans la capitale angolaise.
Notre reporter reçoit de la part de tous un accueil plutôt glacial. Un chien dans un jeu de quilles : c’est ainsi qu’il se sent. On se méfie de lui, y compris du côté de la population. Et puis quelle utilité peut-il bien avoir, comparativement à un médecin qui sauve des vies, rafistole les corps démembrés par les mines qui parsèment les routes, alors que la guérilla et les soldats du gouvernement multiplient les bains de sang ?
Un intrus, pour ne pas dire un vautour. La jeune médecin du dispensaire finira d’ailleurs par lâcher au photographe : « Ta façon de regarder ce qui se passait autour de nous comme un spectacle à vendre était désagréable. »
Tout déboule très vite quand le grand patron d’Alpha est assassiné sous les yeux ahuris du photographe, lui-même blessé, lors d’une embuscade. Nous sommes encore dans la première partie du récit. Il reste encore un coup de théâtre à survenir avant d’entamer la deuxième portion : prise d’otage.
Bref, il y a de l’action. Et bien des revirements de situation. Après une deuxième partie qui nous ramène au Canada, nous replongeons dans l’enfer angolais avec, en toile de fond, une immense machination. Une affaire de trafic de diamants fait aussi partie du lot.
Au passage, critique virulente des médias sensationnalistes. Et surtout, démontage en règle des tractations et malversations opérées par une grande compagnie qui continue à exploiter des gisements pétroliers malgré la guerre civile, grâce aux avantages qu’en tirent les deux camps en conflit.
Au fait, on ne s’étonnera pas d’apprendre que l’auteur de Reportages sous influence, ex-chef d’entreprise français établi au Québec depuis quelques années, a déjà dirigé la fondation d’un grand groupe pétrolier…
Si le roman prend par moments des allures de thriller, dans la troisième partie surtout, c’est le questionnement qui domine. Le questionnementconstant du photographe, qui se demande à quoi il sert vraiment, et surtout, qui il sert dans toute cette affaire.
L’envers du décor
Nous assistons à ses tiraillements constants. Et à sa quête de vérité, alors qu’il se demande jusqu’à quel point il a été manipulé. Lui-même ne s’est-il pas compromis en laissant en quelque sorte son code de déontologie et sa conscience au vestiaire ?
Personne n’est épargné dans cette histoire, tout le monde avance masqué. Tout le monde ment, finalement. Comme le fait remarquer l’une des protagonistes : « On se balade tous de mensonge en mensonge. C’est impossible de vivre autrement. »
La ligne rouge entre vérité et mensonge. C’est ce qui revient comme un leitmotiv dans le roman. De différentes façons. À propos même du travail de photographe, entre autres : « La photo ment. On veut à tort la faire parler de ce qu’elle ne connaît pas. Mais elle fait semblant de témoigner. La photo ne peut rien prouver, elle ment. »
Au final, on se dit que l’auteur de ce roman a peut-être réussi là où son photographe a échoué. Même si demeurent des zones d’ombre, des mystères non élucidés, et malgré quelques effets de manche stylistiques, Éric de Belleval rend palpable, au plus près de la vérité (romanesque), ce que l’autre n’a pas réussi à montrer en photos : l’envers du décor. Ou les dessous et tractations de toutes sortes d’une grande machination.
Autour de moi la désolation et le danger ne s’imposaient déjà plus comme une anomalie brutale. La folie et la terreur, avec leurs acteurs et leurs décors, obéissaient à des règles, presque à un bon usage : ne pas humilier d’un mauvais regard, reconnaître l’existence de mercenaires et le statut d’exécuteur sommaire, considérer le marché noir ou la contrebande comme une variante d’un système économique. Risquer sa vie n’avait alors de sens que quelques instants et cédait à un ordre de routine qui, chassant à la fois la peur et la révolte, masquait le danger et donnait sans qu’on le cherche le moyen de s’y adapter.