Les adieux d’une libraire (presque) mythique

Françoise Careil vend sa célèbre librairie du carré Saint-Louis à Éric Simard.
Photo: Annik MH De Carufel Le Devoir Françoise Careil vend sa célèbre librairie du carré Saint-Louis à Éric Simard.

La Librairie du Square ? Ce tout, tout petit commerce rue Saint-Denis, en face du carré Saint-Louis, a marqué depuis son ouverture, il y a 30 ans, le Quartier latin et l’histoire d’une certaine vie littéraire montréalaise. Toute une flopée d’écrivains et de lecteurs assidus sont venus y cueillir les conseils de la libraire Françoise Careil. Et voilà que la capitaine de ce bateau-livre annonce qu’elle tirera en décembre sa révérence, laissant la barre entre bonnes mains.

De Gaston Miron à Michel Tremblay, de Gilles Carle à Pierre Foglia en passant par Claude Jutra (qui a signé le logo de la devanture), elles sont nombreuses les figures qui ont contribué à la réputation de cette librairie de poche. « On ne se rend pas toujours compte de ce qu’on achète », a indiqué au Devoir Éric Simard, le futur propriétaire. Ex-libraire (Champigny, Chapter’s, GGC à Sherbrooke, Pantoute), le jeune homme avait raccroché en 2008 pour se tourner vers l’édition, oeuvrant aux communications chez Septentrion et à la direction de la collection Hamac. Il retrouvera le grand plaisir de manipuler les livres, les déplacer, les feuilleter, les conseiller, en sentir l’encre fraîche. « C’est par la réaction des gens autour de moi que je réalise que la Librairie du Square n’est pas n’importe laquelle. C’est une de celles qui ont meilleure réputation au Québec, presque mythique. »

« Mythique, c’est un peu exagéré, rétorque sa fondatrice, Françoise Careil. Le fait qu’on est en face du carré Saint-Louis, où ont habité beaucoup d’artistes, cela a contribué à cette idée. C’est vrai que Gaston Miron habitait juste au-dessus — il me laissait la clé quand il partait en voyage. J’ai eu la chance de rencontrer plein de monde, vraiment… »

 

Qui a lu lira

Quelque temps après son arrivée au Québec, Françoise Careil, venue de la France, se retrouve à bosser à l’entrepôt de Renaud-Bray — là où est située désormais la Librairie Olivieri, chemin de la Côte-des-Neiges. « J’ai tout appris là, la petite cuisine que personne ne connaît, la poutine, comme on dit. C’était avant l’informatique, il fallait connaître toutes les étapes de la mise en marché, calculer les remises, déballer les boîtes… J’ai adoré ça. » Après quelques années là et ailleurs comme libraire, elle rachète la Librairie Gutenberg, alors en faillite. « Ça fera 30 ans en décembre. »

Gaston Miron a fréquenté l’endroit. « J’aime raconter la fois où il était avec Michel Chartrand et où je n’entendais pas le téléphone sonner tellement ils criaient… Les deux voix, tu les imagines ? J’ai été obligée de les faire sortir, qu’ils aillent s’engueuler dehors… »

C’est à la Librairie du Square que le poète donnait rendez-vous — comme Dany Laferrière choisira plus tard d’y donner plusieurs entrevues. Là que Bernard Pivot viendra rejoindre Miron pour préparer son passage à l’émission Apostrophes en 1981. « Pour prendre des notes dans son cahier Clairefontaine, parce que la librairie est si petite, Pivot s’est assis à ma place derrière le comptoir, et les clients en entrant figeaient », rigole encore Françoise Careil, qui peut continuer ainsi à naviguer entre les visages et les livres d’hier et ceux d’aujourd’hui (« Louise Harel a les mêmes goûts que moi. C’est facile, une telle cliente, si j’aime un livre, elle l’aime aussi… »).

Pourquoi partir si la passion demeure ? « J’aurai 65 ans au mois d’octobre et je suis fatiguée. Je travaille de 45 à 50 heures par semaine, je fais un peu de tout, je passe encore l’aspirateur ici, jaiplusletempslesoirde ne rien faire d’autre. La librairie va très bien, elle vaut plus cher que je ne le pensais, c’est là qu’il faut vendre. » Et Éric Simard l’a approchée, annonçant vouloir conserver le mandat et l’esprit. « C’est une librairie qui me ressemble, de niche, sans piles de romans grand public, qui tient surtout de la littérature, plein de romans étrangers qu’on ne trouve nulle part ailleurs, un fonds très important et très vivant », explique M. Simard.

Oser la niche

 

Dans l’état actuel du livre et de ses ventes, n’est-ce pas une étrange décision d’affaires ? « Le livre numérique est la grosse déception des éditeurs, poursuit Éric Simard, le livre en papier est encore en meilleure santé. Je ne suis pas là pour m’enrichir non plus. Le défi, c’est de maintenir cette librairie en santé. Revenir à la base. Penser un lieu chaleureux, sans lancement de livre tous les deux jours — d’autres font ça très bien — sans ces événements qui abondent ces temps-ci. »

Pour Françoise Careil, qu’est-ce qui a le plus changé en librairie depuis 30 ans ? « On vend moins de best-sellers. Quand j’ai commencé, il n’y avait pas de grandes surfaces. Je ne sais pas maintenant si les gens qui achètent chez nous y achètent tous leurs livres. J’ai l’impression qu’ils prennent leurs best-sellers chez Costco. Quand René Lévesque a sorti Attendez que je me rappelle (Québec Amérique, 1986), on en avait vendu 150 exemplaires en quelques jours. Les gens voulaient un livre, ils l’achetaient immédiatement. Ça n’arrive plus, ce genre de chose. Ils attendent maintenant pour l’avoir à prix coupé. » Éric Simard renchérit : « Il y a désormais une édition commerciale volontaire au Québec. Depuis près de 10 ans, on fait des livres pour les grandes surfaces. Ça n’existait pas auparavant. » Et Careil de rajouter : « Ce sont des livres que je ne tiens pas. Nous, notre librairie — tiens, c’est la première fois que je dis notre librairie, j’ai toujours dit ma librairie… — elle a des chances de s’en sortir justement parce que ça reste une petite librairie qui fait peu de compromis, et ça correspond à une certaine clientèle. »

L’achat sera officiellement avalisé dans quelques jours. Éric Simard sera sur le plancher dès juillet et travaillera de concert avec Mme Careil jusqu’en décembre. Ce qui va manquer à la libraire, quand elle partira alors ? « Cette reconnaissance immédiate que tu ne peux espérer dans aucun autre métier. Quand tu vends le bon livre à la bonne personne, quand tu trouves le bouquin qui lui fait voir la vie d’une autre façon et qu’on vient te le dire, ça fait ta journée. Il faut avoir du pif. Souvent, tu ne sais même pas pourquoi tu as pensé à ce livre-là parmi les milliers que tu connais. La personne est devant toi, elle te parle, tu la regardes, et il faut que tu saches ce que tu vas lui mettre entre les mains, poser les bonnes questions, savoir ce qu’ils ont lu et aimé récemment, élever un peu leur niveau de lecture, sans jugement, sans les perdre. Il y a quelque chose de miraculeux quand tu trouves. Ça, ça va me manquer. »

Il faut avoir du pif. Souvent, tu ne sais même pas pourquoi tu as pensé à ce livre-là parmi les milliers que tu connais.

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