L’art de la manipulation épistolaire

Réédition d’un roman ayant sombré dans l’oubli depuis sa création en 1790, La femme jalouse est un véritable joyau. On doit cette heureuse découverte à deux spécialistes du XVIIIe siècle et de l’épistolarité, Benoît Melançon, professeur à l’Université de Montréal, et Flora Amann, doctorante sous sa direction. Persuadés que le livre mérite un meilleur sort que celui que lui a réservé l’histoire littéraire, ils en offrent une version épurée, au plus près de l’original, dépouillée de l’arsenal de notes et de variantes de l’édition critique académique.
Dans cet esprit, l’introduction qui précède le roman est concise et claire, tout en comportant plusieurs renseignements érudits. C’est d’abord la trajectoire de l’auteur, Joseph-Alexandre Ségur, parent de l’illustre comtesse du même nom et vicomte rompu à tous les plaisirs, qui nous est révélée. On y découvre le reste de sa production et ses influences littéraires, tout particulièrement celle de Pierre Choderlos de Laclos et de ses célèbres Liaisons dangereuses. Comme le rappellent Melançon et Amann, les rares critiques qui se sont attardés à La femme jalouse l’ont unanimement perçu comme une « pâle imitation » de cette oeuvre consacrée, comme du sous-Laclos, quoi. Or, s’il existe une filiation entre ces deux romans épistolaires, notamment par leur appartenance à la tradition du libertinage et la polyphonie des voix qui lescaractérise, l’oeuvre de Ségur possède sesmécanismes propres. L’engrenage de la jalousie et la dynamique amoureuse se déploient sur des axes différents, relevant davantage du tempérament des personnages (vertueux ou cyniques/aveugles ou clairvoyants/conseillers ou conseillés) que des circonstances.
Amour, vengeance et suspense
On entre ainsi dans le récit bien outillé, tout disposé à l’apprécier. Le marquis de Sénances, amant de la baronne de Versac, tente d’aider son ami le chevalier de Lincourt à conquérir la vicomtesse, qui se révèle pourtant amoureuse du marquis. Se sentant trahie, à tort, la baronne fomente un plan diabolique afin de mener sa rivale à sa perte. Dangereuse, la manoeuvre se terminera dans le sang et la déchéance. Mais ce n’est pas là que réside le principal attrait du roman, qui provient plutôt de la richesse des caractères et de la vivacité des sentiments auxquelles l’intimité des lettres donne accès : « Fatale incertitude ! À quoi me réduisez-vous ! Loin d’apaiser mon coeur ulcéré, vous l’irritez davantage : ma jalousie, mes soupçons me donnent un tel besoin de vengeance, qu’il semble que je regrette la certitude de mon malheur, pour y donner un libre cours. » Organisée autour du couple central baronne/marquis (qui rappelle malgré tout le couple Merteuil/Valmont), la trame fait intervenir d’autres épistoliers (le commandeur, la marquise et surtout le père Clément), qui participent tous, parfois à leur insu, à la création du complot et à la progression de l’intrigue.
S’il faut le temps de quelques missives pour s’adapter au style grandiloquent et à la manière ancienne — mais non désuète — du roman, on est bientôt happé par le suspense qui se tisse au fil des échanges, des ruses et des subterfuges. On prend un malin plaisir à voir le piège tendu par la baronne se refermer progressivement sur les autres épistoliers, puis sur elle-même. À vrai dire, tout dans ce livre est attractif. Permettant d’enrichir l’histoire de « la manipulation épistolaire et du resserrement narratif », qui ne se résume pas au seul chef-d’oeuvre de Laclos, ce roman mérite sans conteste d’être relu. D’autant qu’il est quand même rare de pouvoir réévaluer toute une page de l’histoire littéraire française. On ne peut que savoir gré aux éditeurs de nous en offrir l’occasion.