Rompre le silence à la hache

Pour Pattie O’Green, la colère, ici, est socialement taboue.
Photo: Annik MH De Carufel Le Devoir Pour Pattie O’Green, la colère, ici, est socialement taboue.

Brisez le silence, conseille-t-on souvent aux victimes d’abus. Briser le silence ? rétorque en ruant la blogueuse et désormais auteure Pattie O’Green. « Moi, je parle depuis le début, signale cette victime d’inceste, et ce que je reçois en retour, c’est un silence. Un silence social, qui règne. Et c’est ça qui fait mal. “Libérez-vous en parlant”, disent-ils, mais ce n’est pas libérateur de parler si ce que tu reçois en retour c’est… rien ! »

C’est pour casser ce mutisme que Pattie O’Green signe un petit livre coup-de-poing, son premier : Mettre la hache. Slam western sur l’inceste (Remue-ménage). S’y répand une écriture crachée, une colère à peine taillée, qui dépèce dans l’élan nos hypocrisies sociales, nos contradictions et les dommages qu’elles entraînent.

Dès les premières pages, l’auteure n’y va pas de main morte. « Quelqu’un a écrit quelque part et je te dirai pas où et je te dirai pas qui, mais ce quelqu’un a écrit que l’inceste était à la mode [...], que c’était un sujet full hype, que les écrivaines en profitaient, parce que ce sont TOUJOURS les femmes qui profitent de leurs expériences infantiles malsaines pour avoir de l’attention, et que le résultat était TOUJOURS poche, et c’est vrai que cette journée-là, j’ai vu au moins trois de ses amis full sains lui répondre des affaires plus intéressantes sur Facebook. »

Les chapitres, courts, s’enchaînent, chacun débutant par une reprise d’un billet de blogue, suivi d’une réflexion sur un ton et dans une langue plus soutenus.

Toute la douleur

« Je ne voulais pas faire un témoignage d’inceste comme ceux que j’ai déjà lus, précise Pattie O’Green, qui restent dans les cercles d’initiés et que personne d’autre que des victimes ou des psys ne lit. J’avais cette idée de faire un travail qui dépasse l’inceste, pour toucher la douleur de manière générale, et aussi de travailler avec le style, les images, l’aspect visuel. »

Le tout camouflé sous le nom de plume d’O’Green. Un « pseudo » né au Colorado, en 2010, d’un amour des arts et nouvelles technologies et de la présence autour de la nature, des montagnes… d’une certaine ambiance western, quoi ! Sur un blogue, alors, « l’idée était de créer un personnage qui permettrait d’explorer d’autres façons d’écrire, de libérer le langage, d’oser écrire un peu tout croche, d’ajouter des couleurs, des images. »

Presque au même moment, la naissance de son premier enfant révèle des souvenirs intrusifs. Des souvenirs que personne ne souhaite : une mémoire d’inceste. « Le blogue était là, l’écriture est arrivée en même temps : j’ai eu besoin tout de suite de mettre ça sur la place publique. Il est hors de question que ça reste dans mon intimité, cette… chose… que je n’ai pas choisie. »

Paradoxe ? En parlant de son inceste, cette étudiante en histoire de l’art se confine à l’anonymat, puisque si elle est reconnue, ou que son agresseur se reconnaît, elle s’expose à être poursuivie pour diffamation. Pourquoi ne pas poursuivre, ne serait-ce que pour dire à visage découvert ? « Pour plusieurs raisons. Les procédures judiciaires, c’est extrêmement drainant. C’est se mettre en danger au niveau psychologique, se mettre devant des gens qui doivent douter de ce que tu dis et de ce que tu as vécu. C’est la dernière affaire dont j’ai besoin. J’ai un trouble de stress post-traumatique. Mes mémoires sont toutes incohérentes, et la justice a besoin de cohérence. Comment veux-tu que je gagne une cause ? Et me mettre dans la position de celle qui punirait ? Je veux que les choses changent, oui, mais je ne crois pas que l’emprisonnement soit moteur de changement. Je pense, avec l’équilibre que j’ai aujourd’hui, que je suis plus utile socialement en écrivant. »

Est-ce à dire que le système de justice serait trop ardu pour certaines victimes ? « Je ne connais pas assez la justice, je parle à travers mon chapeau de cow-girl, mais j’ai rencontré trois filles qui ont poursuivi : elles ont toutes perdu et essaient de soigner ça, maintenant. Elles sont anéanties. C’est comme si la société leur disait qu’elles n’ont pas vécu ce qu’elles ont vécu. »

 

Avec les miennes sur la place publique

La trentenaire revient sur la nécessaire empathie, qui se perd, croit-elle, dans une anesthésie générale, dans « une zénitude malsaine ». Elle redit l’importance de pouvoir dire, sur la place publique, la douleur, aussi personnelle soit-elle, « parce qu’en qualifiant des crimes d’intimes, écrit-elle, on a créé des milliers de victimes anonymes et tant que l’inceste restera entre les rebords du lit, ou dans le bureau du psy, il ne fera pas partie de la vie. » Elle poursuit de vive voix : « Les psys, les groupes de soutien, c’est précieux. Mais ça ne suffit pas que ça se passe en cercle fermé, en thérapie, en partage. C’est insultant, même, comme si on n’était pas normales, comme si on était malades… Qui est malade ? Qui a besoin d’aide ? Les agresseurs bien plus que les victimes… »

Pour Pattie O’Green, la colère, ici, est socialement taboue, « pas accueillie. Alors que c’est un moteur de changement radical. Y a pas de place pour la colère dans les hôpitaux psychiatriques, même. C’est une piqûre tout de suite. Alors, une victime d’inceste qui se retrouve là… Ça prendrait une pièce “paddée” avec un punching bag… Ça prendrait des lieux de colère, au moins dans ces endroits-là… », croit-elle.

Son premier livre est ponctué de références littéraires et pop. « Le remix, c’est vraiment mon truc. C’est une façon de montrer tout ce qui me traverse quand j’écris », explique celle qui est inspirée autant par DJ Spooky (Rhythm Science), David Lynch, que par l’auteure jeunesse Élise Gravel (Je suis mignon) et qui aime lire les récits, les « memoirs » de femmes, les beatnicks. Son écriture, encore fraîche, n’est pas sans failles. Loin de là. Le figement d’un slam hors de son oralité laisse place à certaines facilités et rimettes. Mais la parole libératrice qui jaillit de Mettre la hache, avec ses maladresses, sa langue sale de sacres et de franglais, ses fulgurances, cette colère de femme essentielle parce qu’encore trop souvent tue, fille-harpie des Josée Yvon, Geneviève Desrosiers et autres soeurs-commandos, est nécessaire. Et ce discours sur l’inceste, la convenance, les stéréotypes, la psychiatrisation, la distanciation a aussi besoin d’être. Et d’être entendu.

Un extrait tiré de «Mettre la hache»

«[…] Je fais partie d’une race particulière, et beaucoup plus répandue qu’on ne pourrait le croire, de COWGIRLS qui ne luttent pas pour prendre possession d’un territoire. Leur combat perpétuel repose plutôt sur la réappropriation de leur corps de manière intime et singulière, mais aussi sociale et politique. Leur lutte ne peut pas être la revendication d’un droit, parce qu’un droit, c’est une "permission". Leur pouvoir sur leur corps ne repose pas, comme le territoire, sur une juridiction ! C’est un duel avec la nature humaine pour la reconnaissance de leur propre humanité, as crazy as that

Je ne voulais pas faire un témoignage d’inceste comme ceux que j’ai déjà lus, qui restent dans les cercles d’initiés et que personne d’autre que des victimes ou des psys ne lit. J’avais cette idée de faire un travail qui dépasse l’inceste, pour toucher la douleur de manière générale, et aussi de travailler avec le style, les images, l’aspect visuel.

Mettre la hache. Slam western sur l'inceste

Pattie O'Green, dessins de Delphine Delas, éditions du Remue-ménage, Montréal, 2015, 130 pages


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