Ishiguro, ou le futur remémoré

La nouvelle prit le milieu littéraire de court. Pour son grand retour après dix ans d’absence, le romancier britannique Kazuo Ishiguro, lauréat de maints prix prestigieux dont le Booker en 1989, entendait explorer le genre de la… fantaisie médiévale ! ? De fait, quiconque connaît l’univers intimiste et subtil de l’écrivain pouvait difficilement s’attendre à le voir un jour lorgner du côté de chez Tolkien. Or, à la lecture du roman Le géant enfoui, désigné « événement littéraire de l’année » avant même sa sortie mondiale ce 4 mars, tout s’éclaire. Comme d’habitude, un protagoniste narre le récit, ses réminiscences, en constituant la trame. Comme d’habitude, encore, le temps jadis est privilégié. Contrairement à d’habitude, ici l’auteur joue de paradoxes en conjurant non seulement le présent, mais aussi l’avenir.
Après le Japon (Un artiste du monde flottant ; 10/18, 1990) puis l’Angleterre (Les vestiges du jour ; 10/18, 1991) de l’avant et de l’après-Deuxième Guerre mondiale, après la Chine à l’aube de la Première Guerre mondiale (Quand nous étions orphelins ; Calmann Levy, 2001), après les années 1980-1990 dans une Angleterre cette fois dystopique (Auprès de moi toujours ; Deux Terres, 2006), c’est au tour donc du Moyen Âge, de ses mythes et légendes, de servir de canevas à Kazuo Ishiguro, lui qui, on le rappelle, n’investit jamais le présent, préférant, lorsqu’il s’en approche, esquisser un lieu flou (L’inconsolé ; Calmann Levy, 1997). Et le passé simple d’ouvrir sur des passés antérieurs en des circonvolutions proustiennes, une influence revendiquée.
Campé au XIVe siècle, Le géant enfoui conte les pérégrinations d’Axl et Beatrice, partis rendre visite à leur fils dans un village éloigné. Tel est le dessein, tout simple, de ce couple âgé encore très amoureux. Or, d’emblée, une menace sourde s’immisce dans l’intrigue, Ishiguro révélant graduellement que la population est frappée par une sorte d’amnésie collective qui va croissant. La responsable est une dragonne farouche, la dernière de Bretagne. Depuis la montagne où elle se terre, elle libère un souffle qui, telle une brume maléfique, endort la mémoire et les souvenirs des gens du cru.
Se greffent à l’aventure, selon l’auguste formule de la quête héroïque, différents personnages secondaires aux contours en apparence iconiques (un preux chevalier, un croisé vieillissant, un enfant touché par la magie), mais que l’auteur traite finalement de manière presque prosaïque, privilégiant, judicieusement en l’occurrence, une échelle humaine plutôt qu’épique.
Échos contemporains
À cet égard, ce court bouquin, pour un genre faisant la part belle aux sagas déclinées en plusieurs tomes, est certain de laisser sur leur appétit les amateurs avides de mondes complexes proposés dans Le seigneur des anneaux et Le trône de fer. La sophistication du Géant enfoui, on l’a évoqué, réside ailleurs, à l’instar des velléités d’Ishiguro.
Le thème de la mémoire et des souvenirs est abordé dans tous ses romans, mais par la bande. Cela est inhérent à son procédé narratif de prédilection : le narrateur qui se remémore. Mais voilà qu’en cette occasion, la mémoire, ou en l’occurrence la perte de celle-ci, devient le thème central du récit. Un récit dont les enjeux se réverbèrent hors les pages du roman en un écho distinctement actuel.
Car par le biais de son allégorie conjuguée au passé moyenâgeux, cet âge des ténèbres qui n’en finit pas de s’obscurcir, Ishiguro interroge notre présent de plus en plus dématérialisé et doté d’une mémoire de plus en plus virtuelle, avec ces serveurs informatiques remplaçant désormais les bibliothèques. Comment croire qu’un livre (d’histoire ?) numérique survivra aux siècles et rendra compte de ce qui fut, entre autres questions qui surgissent pendant la lecture. Se prépare-t-on une société « alzheimer » ? Le cas échéant, ne se trouvera-t-il pas certaines instances, politiques et religieuses par exemple, pour en tirer profit ?
Ainsi ce monastère en montagne où il est révélé que des moines « entretiennent » l’amnésie du peuple et oublient ensuite, soulagés, leurs forfaits commis au nom du Ciel. Ainsi ce souverain d’un royaume voisin pressé, à l’inverse, de tuer la dragonne afin que se réveillent de vieilles rancoeurs, de vieux contentieux, et par là même un désir renouvelé de faire la guerre.
Dans le roman, le « géant enfoui » symbolise, plus que la mémoire, la connaissance qui découle de la transmission de celle-ci. En son absence, l’ignorance prévaut. Le Moyen Âge dans lequel il a choisi de situer son roman n’est-il pas celui qui nous attend demain, encore ? paraît se demander Ishiguro.
Une portée universelle
Si ses intrigues sont toujours campées dans le passé, c’est la première fois que l’une d’elles se révèle aussi informée du présent. Pour autant, le romancier ne renonce pas à ses penchants romantiques usuels.
De fait, rarement a-t-il interrogé la nature insaisissable du sentiment amoureux avec autant d’éloquence qu’à travers les mots simples d’Axl et de Beatrice, ces derniers se demandant, ultimement, comment ils pourront se prouver leur amour l’un à l’autre s’ils n’arrivent plus à se souvenir du passé qu’ils ont partagé.
Au final, Le géant enfoui renferme tous les thèmes, préoccupations et motifs chers à l’auteur, mais ceux-ci ne sont dorénavant plus circonscrits au seul cadre du récit. Non seulement s’agit-il d’un roman de la continuité, mais il représente au surplus un point culminant dans la carrière de l’auteur. En recourant à l’allégorie, Ishiguro opère un décloisonnement créatif, lequel, en retour, permet à cette oeuvre-somme d’accéder d’office à une dimension universelle.
Qui est Kazuo Ishiguro ?

1960 Sa famille immigre en Angleterre. Sabbatiques et voyages ponctuent ses études.
1982 Il obtient la citoyenneté britannique et épouse, en 1986, Lorna MacDougall, qui travaille dans le même centre d’aide aux itinérants que lui.
1989 Son troisième roman, Les vestiges du jour, reçoit le prix Booker. James Ivory en tire un film avec Anthony Hopkins et Emma Thompson, en majordome et en gouvernante incapables de s’avouer leur flamme.
2005 Le Time classe Auprès de moi toujours parmi les 100 meilleurs romans de son histoire.