La faillite des sentiments

À quelques encablures de Manhattan, de l’autre côté de l’East River, s’épanouit une classe de trentenaires bourgeois qui habite les cafés, glose dans les bars et explore jusqu’au petit matin les bassins versants de sa liberté sexuelle. Cette fascinante « sous-culture » de Brooklyn, hipster jusqu’à l’os, est la matrice du premier roman d’Adelle Waldman, accueilli avec intérêt par la presse américaine l’an dernier. La vie amoureuse de Nathaniel P. met en scène un jeune apôtre de ce mode de vie « progressiste » : Nate, un écrivain replié dans son espace intellectuel, otage de sa propre inconstance.
Après des études secondaires marquées par la grossièreté de ses accointances masculines, ce fils d’immigrants roumains de la classe moyenne a pris le chemin de Harvard. C’est là, dans un isolement délibéré, qu’il a découvert la littérature et affûté sa pensée critique. Quelques années plus tard, installé à New York, Nate vend à la pige des critiques littéraires. Comme son premier livre (sur la « marchandisation de la conscience ») doit être publié incessamment, sa confiance a pris du galon. Mais cette confiance de verre lui renvoie surtout une image édulcorée de lui-même, qu’il polit constamment dans sarecherche de l’approbation des autres. Les autres, cet enfer…
Je, me, moi
En bon intellectuel urbain, Nate partage son temps entre des séances d’écriture en vase clos, une course aux jupons effrontée et des sorties mondaines. Dans ce scénario caricatural d’une évidence calculée, rien ne laissait présager que sa rencontre avec Hannah, lors d’une soirée chez une ex-copine, mènerait à autre chose qu’à une partie de jambes en l’air. Mais cette fois, séduit par l’esprit vif et volontaire de la jeune femme, Nate se laisse prendre au jeu du couple. Son analyse de la psyché féminine reste d’une mauvaise foi désespérante, mais son ouverture au dialogue, sa fragilité naissante, même, donnent espoir : serait-il autre chose qu’un incapable des sentiments ?
S’ensuit dès lors un brillant vaudeville moderne, aussi cérébral dans son approche que superficiel dans ses affects. Autour de Nate et de Hannah, au moyen d’un décor et de dialogues organisés avec une minutie cinématographique, Adelle Waldman fait rayonner une armada de protagonistes parfois si malhonnêtes et imbus d’eux-mêmes qu’ils en deviennent choquants. L’étalage de pensées complexes accentue — et c’est le délicieux de la chose — le pathétisme général des états d’âme de ces jeunes professionnels allumés, mais hélas médiocres en matière d’autoanalyse.
Il faut voir dans La vie amoureuse de Nathaniel P. davantage qu’une histoire d’ego et d’amours gauches ; car en plus de disséquer le « couple » jusque dans ses malaises les plus pervers, Adelle Waldman manipule avec brio l’ironie, la moquerie, l’égocentrisme et le désoeuvrement conséquent d’une génération aveuglée par ses fantasmes et ses idéaux. Et si le verbe pour raconter leurs frasques verse dans une rhétorique aussi mordante, on imagine que c’est aussi pour les singer.