Les visages de Gabrielle Roy

Tableau à l’huile de Jean Paul Lemieux, 1953. L’œuvre a été acquise par Gabrielle Roy, puis Marcel Carbotte, après qu’il en a hérité, l’a cédée à la bibliothèque Gabrielle-Roy de Québec. Elle fait partie de la collection de l’Institut canadien de Québec. 
Image: avec la permission de Mme Anne-Sophie Lemieux Tableau à l’huile de Jean Paul Lemieux, 1953. L’œuvre a été acquise par Gabrielle Roy, puis Marcel Carbotte, après qu’il en a hérité, l’a cédée à la bibliothèque Gabrielle-Roy de Québec. Elle fait partie de la collection de l’Institut canadien de Québec. 

Il est permis de commencer par la fin cette biographie en images. Question de voir à l’oeuvre, en accéléré, le passage du temps. On découvrira en effet, dans les dernières pages du livre, une saisissante et émouvante galerie de portraits de Gabrielle Roy, depuis son très jeune âge jusqu’à la vieillesse. Mais avec, toujours, ce regard aussi intelligent, pénétrant.

Mais revenons au début de cet Album Gabrielle Roy,orchestré par le biographe de l’écrivaine, aussi responsable de l’édition complète et définitive de ses oeuvres depuis 2009, François Ricard. S’il convient que c’est « d’abord par leurs oeuvres que les écrivains, même disparus depuis longtemps, continuent de vivre à nos côtés et de nous dire au sujet de nous-mêmes ce qu’eux seuls savent nous dire, mieux que nous-mêmes ne pourrions le faire », il précise aussi que Gabrielle Roy « n’a jamais séparé son oeuvre de sa vie, faisant de celle-ci l’une des matières privilégiées de celle-là ».

C’est bien la vie de la petite institutrice manitobaine devenue romancière célèbre et adulée qui défile comme dans un film tout au long de cet album souvenir. Sa vie, depuis sa naissance à Saint-Boniface en 1909, mais éclairée par l’aura de son oeuvre, dont il nous prend le goût de la lire ou de la relire.

Peu de textes. Une fois passée la présentation, François Ricard laisse agir les images, ou presque. Quelques commentaires ici et là pour servir de points de repère suffisent. Parlent d’eux-mêmes les quelque 160 documents d’archives, extraits de manuscrits, illustrations de toutes sortes, dont surtout des photos, plusieurs inédites.

Parcours condensé

 

On voit sa famille nombreuse à Saint-Boniface, où elle est née, rue Deschambault… Rue Deschambault qui deviendra le titre d’un de ses livres, en 1955, et dont la traduction anglaise obtiendra le Prix du Gouverneur général. Ce recueil de nouvelles, qui met en scène la même narratrice au sein de sa famille, entame le cycle manitobain de l’auteure, qui verra son aboutissement avec la publication posthume de son autobiographie, La détresse et l’enchantement.

Au passage, on remarque la délicate constitution de la dernière de la famille, qui, enfant, manquait souvent l’école pour cause de maladie et que son père surnommait « La Petite Misère »… tenant compte aussi du caractère plutôt difficile de la fillette.

On la voit faire ses débuts au théâtre, elle qui voulait devenir comédienne. On la retrouve enseignante, dans les années 1930, une expérience qui durera huit ans et qui l’inspirera dans plusieurs ouvrages : La petite poule d’eau (1950), Ces enfants de ma vie (1977), La détresse et l’enchantement (1984, tous chez Boréal).

On la suit en 1937 lors de son premier séjour en Europe, grâce au pécule amassé par son travail d’enseignante. Séjour auquel elle doit mettre fin en 1939 à cause de l’imminence de la guerre. Elle était partie avec l’intention de faire des études en art dramatique ; entre-temps, elle a découvert sa véritable vocation. Elle revient avec la ferme intention de se consacrer à l’écriture. Installée à Montréal, elle gagne sa vie comme journaliste pigiste. Et elle publie de courts textes de fiction, dont La conversion des O’Connor, dans La Revue moderne. Une reproduction partielle de cette nouvelle dite humoristique permet de saisir son point de vue féministe, plutôt avant-gardiste en 1939 : la mèrea quitté le foyer, laissant le père et les grands enfants totalement désorganisés. Une note les attend : « J’en ai assez des O’Connor, de toute la bande. À moi la liberté ! »

 

Retraites d’écriture

Voici Gabrielle Roy en 1943, auprès de ses soeurs, à Winnipeg, peu après le décès de leur mère. Période de deuil qu’on retrouvera évoquée dans le texte Le temps qui m’a manqué, écrit par l’auteure peu avant sa mort, alors qu’elle ambitionnait de poursuivre son autobiographie.

On la découvre dans le quartier ouvrier de Saint-Henri, lieu de prédilection de son premier roman, Bonheur d’occasion, paru en 1945. Jusque-là à peu près inconnue, elle devient une célébrité : couronné par le Prix du Gouverneur général, traduit en anglais dans la foulée, ce livre lui vaut d’être reçue solennellement à la Société royale du Canada et obtient, en 1947, le Femina, faisant de Gabrielle Roy la première lauréate canadienne, voire étrangère, honorée par le jury uniquement féminin de cette récompense littéraire française. Il faudra attendre 35 ans avant qu’Anne Hébert obtienne à son tour le prix. Puis, en 2006, ce sera le tour de Nancy Huston.

Après le tourbillon médiatique, Gabrielle Roy recherche la paix à Québec, puis à Saint-Boniface, où elle a le coup de foudre pour celui qui deviendra, trois mois plus tard, son mari : Marcel Cadotte. Avec lui, elle part pour la France, où le couple vivra trois années. Plusieurs excursions et moments de détente à l’horizon, comme en témoignent les photos où on la voit amoureuse, comblée.

Suivront plusieurs voyages, seule ou en couple. Plusieurs retraites d’écriture aussi, dont certaines à Port-au-Persil, dans Charlevoix, où elle jettera les premières lignes de Rue Deschambault. Et où Jean Paul Lemieux fera d’elle un portrait mémorable en 1953.

Quatre ans plus tard, toujours dans Charlevoix, elle acquiert une petite maison à Petite-Rivière-Saint-François, où elle passera tous ses étés, pour écrire, jusqu’à sa mort en 1983. Depuis 1994, des écrivains québécois y séjournent à leur tour l’été, grâce à la bourse Gabrielle-Roy.

De présentation fort soignée, le condensé souvenir qu’offre cet Album Gabrielle Roy non seulement pourra servir d’introduction à qui ignore à peu près tout de la vie de cette grande écrivaine du XXe siècle, mais s’avérera un excellent complément à son autobiographie, de même qu’à la biographie Gabrielle Roy. Une vie (Boréal), de François Ricard, parue en 1996.

Après la vie trépidante qu’elle a menée jusqu’à la publication de Bonheur d’occasion, une période toute différente s’ouvre pour Gabrielle Roy, celle de la maturité et de l’écriture. Fuyant la publicité et les mondanités, elle vit de plus en plus retirée, à Québec et, surtout, dans sa maisonnette de Petite-Rivière-Saint-François, où elle a trouvé le refuge dont elle a besoin pour écrire et jouir en paix du contact avec la nature. Tout ce qui compte maintenant, outre le soin de quelques êtres qui lui sont chers, c’est la poursuite de son œuvre, une œuvre qui ne cessera de s’enrichir et de s’épurer jusqu’à la fin.

Lire ou relire Gabrielle Roy

Outre son incontournable autobiographie La détresse et l’enchantement, parue à titre posthume, un des livres les plus touchants de Gabrielle Roy demeure Ces enfants de ma vie, qui lui a valu, en 1977, à l’âge de 68 ans, un troisième Prix du Gouverneur général. C’est une grande écrivaine de la maturité qui se penche ici, avec grâce et émotion, sur ses jeunes années, alors qu’elle n’avait encore rien publié et qu’elle gagnait sa croûte, en anglais, comme institutrice dans son Manitoba natal. Elle fait revivre notamment l’enseignante de 20 ans, sans expérience, qui se retrouve dans une école de campagne, devant une classe de 40 élèves, séparés en huit divisions… soit de la 1re à la 8e année. Elle revisite aussi l’institutrice qui accueille de petits élèves de première année n’ayant jamais quitté leur foyer, pris de crises épouvantables les premières journées d’école. C’est à travers les enfants qu’elle se met elle-même en scène, ces enfants qui vivent dans la pauvreté crasse, qui doivent parfois marcher plusieurs milles pour se rendre en classe, qui sont issus très souvent de familles d’immigrants maîtrisant mal l’anglais. Comment communiquer avec eux, comment les apprivoiser, s’adapter à eux, à leur réalité ? Comment créer un climat de confiance entre eux ? Son récit, qui témoigne de la beauté de l’enfance, de sa fragilité, se lit comme une série de portraits des petits et des grands élèves qui l’ont marquée. Mais on comprend que Gabrielle Roy, qui n’a jamais eu d’enfants, a autant appris d’eux qu’ils ont appris d’elle. Elle dit son attachement, son arrachement aussi quand elle doit les quitter. Et elle se questionne sur sa propre vie, sur ses choix, son avenir : « Ma vie allait-elle être cet arrachement continuel pour conduire, à la fin, à quel attachement donc qui durerait ? »

Album Gabrielle Roy

François Ricard, Boréal, Montréal, 2014, 154 pages



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