Cinq livres à lire, à penser et à débattre…

Le jury était composé de Stanley Péan, écrivain et animateur à Ici Musique, de Pierrette Boivin, de la revue Nuit blanche, de Martine-Emmanuelle Lapointe, professeure à l’Université de Montréal et membre du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises, et de la critique littéraire du Devoir Danielle Laurin.
Catherine Lalonde, responsable du cahier Livres du Devoir, était présidente du jury. Chaque année, c’est plus de 800 étudiants de 56 cégeps qui participent aux délibérations, lisant, critiquant, arguant et débattant entre eux, d’abord dans leur établissement, ensuite lors d’une grande joute nationale où se fait l’élection du livre lauréat. Un concours de critiques littéraires permet aussi aux étudiants participants d’affûter leur plume et leur rhétorique. Les meilleurs textes seront publiés dans Le Devoir en avril prochain, lors de l’annonce du gagnant, au Salon international du livre de Québec. Coïncidence ou air du temps? Le ton des livres retenus est sombre, le deuil y est un thème récurrent, abordé sous différents styles, qui témoignent tous d’une écriture de haute tenue.
Le feu de mon père (récit)
Michael Delisle
Boréal, Montréal, 2014, 168 pages

Toujours chez Michael Delisle cette écriture scalpel qui écorche, comme dans Tiroir no 24 (Boréal, 2010). Ce ton sec, sans pardon. Et voici un ouvrage clé dans le parcours du romancier, nouvelliste et poète. C’est le récit d’un homme d’une cinquantaine d’années, un écrivain, qui revisite par morceaux son enfance malheureuse, sa vie de jeune adulte, jusqu’à maintenant. Il est face à son père, surtout. Même si mère, frère, tante, grand-père, copain, amie, amant, amante font partie de la configuration. Un père qui, après une vie de bandit auprès de « l’oncle » Léo, le chef de l’organisation mafieuse, tente de devenir un nouvel homme, en se jetant corps et âme dans la religion. On saisit, chemin faisant, à quel point l’écriture a joué un rôle capital, essentiel, dans la vie du narrateur. Et comment trois femmes, à trois moments différents, ont joué un rôle clé. « Trois fois, par une phrase, on me transmet un pouvoir qui me rapproche de ma mission d’existence. L’acte m’autorise à devenir moi-même. La connaissance se révèle don d’arme. » Plus que troublant.
Danielle Laurin
L’orangeraie (roman)
Larry Tremblay
Alto, Québec, 2013, 168 pages
L’orangeraie plonge d’aplomb dans la guerre. Une guerre sans nom, quelque part au Moyen-Orient. Amed et Aziz, neuf ans, vrais jumeaux liés très fortement l’un à l’autre, vivaient en paix au milieu du décor enchanteur de l’orangeraie familiale. Mais leur père se laisse convaincre par un chef terroriste de sacrifier au nom de Dieu l’un de ses fils. Les qualités littéraires de L’orangeraie, sa fluidité, sa poésie, sa concision en même temps que sa densité, en font un livre exceptionnel. Tout en nuances, en contrastes, sensuelle, parsemée de dialogues puissants mais jamais bavards, l’écriture prend aux tripes. Le roman, séparé en trois parties, s’apparente à une tragédie : la première nous pose au cœur de la guerre, la deuxième nous propulse une dizaine d’années plus tard, au Québec, face au frère survivant. La troisième partie, la plus courte, fait intervenir un témoignage réel dans un contexte de création, alors que le jeune acteur, Amed/Aziz, met des mots sur les voix intérieures qu’il porte en lui. Un cinquième roman très fort pour Tremblay, connu aussi comme dramaturge.
Danielle Laurin
Bondrée (roman)
Andrée A. Michaud
Québec Amérique, Montréal, 2014, 306 pages
Après Rivière Tremblante (Québec Amérique, 2010), sur la disparition d’enfants et la peine insurmontable de leurs parents, voici Bondrée, où l’on assiste aux meurtres de deux adolescentes trop belles, trop vivantes : Zaza Mulligan et Sissy Morgan, sa meilleure amie. Été 1967. Tout nous est raconté au passé, longtemps après, mais c’est comme si on y était, dans cette communauté soudain dévastée. Et c’est la plus grande force de la romancière : l’exploration de cette dévastation. Finie la liberté de mouvement pour les enfants, finie l’insouciance. Michaud parvient à s’immiscer dans la tête des protagonistes et donne dans ce dixième roman à penser autant qu’à voir. L’écriture est enflammée, inspirée, le rythme haletant, ponctué de scènes de la vie quotidienne. L’humanité côtoie le sordide. La structure, complexe au début, s’avère ingénieuse. Le récit alterne entre une narration omnisciente et une narration au « je », celui d’une enfant de 12 ans, devenue grande. Bondrée est un thriller psychologique et un roman d’initiation : la petite narratrice, à la fin de l’été, aura traversé de l’autre côté de l’enfance. «Je vieillissais, il n’y avait pas d’autre explication, et prenais lentement conscience que ça pouvait être aussi douloureux que chiant.»
Danielle Laurin
Fais pas cette tête (nouvelles)
Jean-Paul Beaumier
Druide, Montréal, 2014, 144 pages

Ce sont 17 histoires courtes, souvent allusives, bercées de mélancolie, de doutes et d’illuminations tranquilles. On y trouve des couples qui se disloquent sans larmes, des situations d’enlisement conjugal ou professionnel, des visions douces-amères. Un père, par exemple, qui appréhende le moment où sa fille n’aura plus besoin de lui, un fils qui se projette dans l’avenir au gré d’un geste innocent que pose sa vieille mère. Mine de rien, le temps s’écoule à grand bruit dans Fais pas cette tête, le 5e recueil de nouvelles de Jean-Paul Beaumier. Il use les nerfs et les couples, comme dans Plaisir Sancerre : « Romain, la bouteille de Bise des prés en main, resta décontenancé. Jamais auparavant elle n’avait projeté ses chaussures au milieu de la pièce. Jamais elle ne l’avait appelé “mon chéri” en se laissant choir de tout son long dans un fauteuil. Tout ce qu’il trouva à lui répondre, c’est qu’elle ne fumait pas, enfin qu’elle ne fumait plus. “Eh bien, ce temps est révolu, mon chéri.” » Ce temps, aussi, rend les enfants semblables à leurs parents. Il fait son travail, patient, régulier, impitoyable. Il n’y a rien d’autre à en espérer. C’est de ce côté un peu sombre des choses, mais avec beaucoup de justesse et une certaine retenue, que se situe Beaumier.
Christian Desmeules
La ballade d’Ali Baba (roman)
Catherine Mavrikakis
Héliotrope, Montréal, 2014, 216 pages
« Mon père avait toujours été un revenant. Jamais là, mais toujours susceptible de réapparaître. » Dans La ballade d’Ali Baba, Catherine Mavrikakis fouille à sa façon, sans ménagement, la relation entre une fille et son père. Son père mort, fantasque, menteur, mégalo, qui continue de la hanter. Le roman se lit comme une quête, une enquête sur l’histoire pleine de trous de cet insaisissable père, sur son parcours en dents de scie, de la Grèce natale à l’Algérie de son enfance pauvre, des États-Unis, où il tente de se réinventer grâce au rêve américain, jusqu’au Québec, où il fondera une famille… avant de repartir à New York, seul. On aura l’impression, parfois, de se perdre en chemin. Ces épisodes sont entrecoupés des souvenirs de la narratrice, Érina, et de certaines situations comiques. Et d’une certaine part d’autodérision, venant de l’auteure du Ciel de Bay City (Héliotrope, 2008), qui a placé la mort, la coexistence entre les vivants et les morts, au centre de son oeuvre de fiction. Livre hommage au père, sans complaisance. Et livre du deuil, qui déborde de vie autant que de vulnérabilité.
Danielle Laurin
Les cinq derniers lauréats du Prix littéraire des collégiens
2014 Guano (L’Hexagone) de Louis Carmain.2013 La fiancée américaine (Marchand de feuilles) d’Éric Dupont.
2012 Il pleuvait des oiseaux (XYZ) de Jocelyne Saucier. Ce titre a aussi remporté le Prix de la décennie l’an dernier.
2011 La constellation du lynx (Boréal) du collègue Louis Hamelin.
2010 La foi du braconnier (Leméac) de Marc Séguin.