Des ombres et des hommes

À travers ses personnages d’hommes un peu amers et légèrement irascibles, Jean-Paul Beaumier décortique doucement les pièges du quotidien et révèle du même coup, le plus souvent, l’amertume légère de la vie conjugale. L’écrivain — tout de même rare — revient dans Fais pas cette tête avec 17 nouvelles. De courtes histoires souvent allusives, bercées de mélancolie, de doutes et d’illuminations tranquilles.
Par exemple, un écrivain qui se fait rare croise après un concert une femme qui le ramène à sa condition — terrifiante — d’écrivain qui n’écrit pas (La lectrice). Ailleurs, la lassitude et l’usure amoureuse inspirent un parallèle entre un couple en rade et une vieille voiture qui rend l’âme un soir d’hiver (Fourrière) ou un précieux bol à thé fissuré (Le bol à thé).
Un père, veuf, est d’un coup projeté dans l’avenir parce que sa fille de cinq ans veut se faire percer les oreilles (Deux petits trous). « Elle parle déjà comme une adulte, soulève des questions auxquelles je ne sais pas toujours répondre. J’appréhende le jour où elle refermera la porte de la salle de bains derrière elle, où elle n’aura plus besoin de moi pour sortir du bain, j’entendrai couler la douche tandis que je m’assoirai dans la cuisine en attendant qu’elle vienne me rejoindre. »
Un homme, horripilé depuis trente ans par la présence de ses voisins, quels qu’ils soient, en prend pour son grade avec les nouveaux venus (Baiser à la fenêtre). Autres subtils exemples d’enlisement conjugal : un homme à qui sa femme réclame une liste de suggestions de cadeaux pour son anniversaire se braque et s’emporte (Une courte liste), tandis qu’un autre, lui, est allergique aux chats au point de se mettre à croire que sa femme lui préfère un autre homme (Nous).
Tic tac
Dans Femme à la fenêtre, un prof de littérature dont le frère et la soeur sont morts dans le tremblement de terre de Port-au-Prince est désormais le seul à rendre visite à sa vieille mère de 93 ans. Revoyant sa mère lever le bras pour le saluer face à la fenêtre, il repense au personnage d’Agnès dans L’immortalité, le roman de Milan Kundera. Et quand il revient à la maison, un peu nostalgique, sa femme esquisse en sa direction un geste semblable, suffisant pour faire se télescoper le passé, le présent et l’avenir. « Nous ne sommes que des ombres, pense-t-il… […] Des ombres sans âge. »
Le temps s’écoule donc à grand bruit dans Fais pas cette tête, le 5e recueil de Jean-Paul Beaumier, après notamment Petites lâchetés, Dis-moi quelque chose et Trompeuses, comme toujours (L’Instant même, 1991, 1998 et 2006). Il use les nerfs et les couples, rend les enfants semblables à leurs parents. Il fait son travail, patient, régulier, impitoyable. Il n’y a semble-t-il rien d’autre à en espérer. Et c’est bien de ce côté un peu sombre, avec beaucoup de justesse et de retenue, que se situe Beaumier.