La voix de l’intérieur

Photo: Gilles Savoie

Même pour un écrivain, toutes les histoires ne sont pas faciles à raconter. Quand Christine Eddie a choisi comme objet d’écriture la vie d’Angèle Clavet, une jeune tétraplégique atteinte du syndrome d’enfermement (locked-in syndrome) depuis 2010, la tâche s’annonçait ardue, même si les deux se connaissent depuis plusieurs années. Sans doute pour adoucir le processus littéraire, l’écrivaine a donc sciemment mêlé biographie et fiction, reconstruisant avec délicatesse et lucidité la vie, surtout intérieure, de cette femme « verrouillée ».

Narré à la première personne du singulier, le roman Je suis là — au titre éloquent comme l’était Le scaphandre et le papillon (Robert Laffont, 1997), de Jean-Dominique Bauby — est une immersion dans le quotidien d’Angèle au modus operandi très fin, qui entremêle les couches de sens. Il y a en effet fracture entre le monde réel, celui qu’observe la narratrice prisonnière de son fauteuil roulant, et son propre monde imaginaire foisonnant, sorte de dimension parallèle née pour triompher du confinement. À l’un comme à l’autre, le lecteur n’a accès que par le regard d’Angèle.

Sans début ni fin à proprement parler, l’histoire, elle, entraîne le lecteur dans un discours intime et patient, presque sans repères temporels. Une à une, les pièces du casse-tête s’assemblent. On apprend ainsi qu’avant d’aboutir dans sa résidence spécialisée de Shédiac, en Acadie, Angèle était une femme volontaire. Une voyageuse croyant au destin, une violoncelliste appliquée, une amoureuse têtue, surtout une jeune maman de jumelles, ses trésors. C’est d’ailleurs juste après leur naissance que le drame — le « tir groupé », comme elle l’appelle — l’a réduite au silence.

Savoir attendre, savoir espérer

 

Ce silence, évidemment, est difficile. La douleur n’est pas absente de ces pages, au demeurant très émouvantes. Mais au fil des chapitres, articulés autour d’un mot à la symbolique parfois appuyée (« voyages », « prison », « musique » ou « Népenthès », du nom de son premier confident), jamais l’apitoiement ne prend le dessus sur l’espoir. « Je n’entretiens plus que des rapports virtuels avec la plupart des verbes de la langue française, dit-elle, mais je me débrouille encore impeccablement avec attendre et espérer. »

S’il reste très introspectif, le récit d’Angèle est néanmoins abondamment nourri de ses relations avec ses voisins de résidence. Ses joies partagées avec Doris, une préposée aux bénéficiaires, son angoisse devant les crises de sa bruyante voisine Alice et sa compassion pour Samuel et Nora, qui ne reçoivent jamais de visite, émaillent ses réflexions. Quant à ses parents, aimants et engagés, ils compensent la présence très lointaine de son mari, visiblement dépassé par la fatalité, et celle, conséquente, de ses filles. « Vrai drame : que mes filles ne sachent pas à quel point je les aime », s’inquiète Angèle, suivant une formule récurrente au sein du roman. C’est surtout pour elles, comprend-on, que leur mère met autant de volonté à dire « je suis là ».

En se glissant ainsi dans la peau d’Angèle pour lui bâtir un imaginaire supposé, Christine Eddie a trouvé une voix juste. La simplicité de la forme et le rythme lent rendent chaque petite observation indispensable pour cerner la vie intérieure que s’est imaginée Angèle — une vie, faut-il le rappeler, qui n’avait jamais eu jusqu’ici la chance de dire, dans ses mots, qu’elle avait survécu à la catastrophe.

Je suis là

Christine Eddie, Alto, Montréal, 2014, 151 pages

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