L'individualiste de gauche

Julius Gray
Photo: Annik MH De Carufel Le Devoir Julius Gray

Pour les militants des divers camps qui participent aux débats sociopolitiques québécois et canadiens, Julius Grey n’est pas un allié fiable. Après avoir combattu la loi 101 aux côtés des membres d’Alliance Québec dans les années 1980, l’avocat montréalais s’est joint à Josée Legault pour défendre cette même loi. Défenseur d’un enfant sikh qui réclamait le droit de porter le kirpan à l’école publique, Grey n’hésite pourtant pas à se dire « le moins multiculturel de tous ».L’homme, on le constate, est difficile à cerner.

« Cette absence de loyauté envers les groupes est une partie importante de ma personnalité », confie-t-il à la politologue Geneviève Nootens, dans un livre d’entretiens qui paraît ces jours-ci. Infatigable défenseur de la liberté individuelle et de la justice sociale, adversaire acharné de la rectitude politique et du conformisme, Julius Grey, dont la pensée se nourrit de la fréquentation des grandes oeuvres classiques de l’Occident, est un intellectuel au sens fort du terme.

Né en Pologne en 1948 et arrivé au Québec avec sa famille en 1957, Grey, à titre de fils d’immigrants juifs (non pratiquants), doit fréquenter l’école anglaise. Il expérimente alors la marginalité. « Je ne savais pas quoi faire et pourquoi j’étais là », se souvient-il, tout en précisant que cette situation a fait naître en lui le désir, qui ne le quittera plus, « de défendre les faibles et les défavorisés ». Diplômé en droit de McGill et d’Oxford, marié à la fille de Marie-Claire Kirkland-Casgrain, première femme élue à l’Assemblée nationale du Québec, Grey, à la fois de gauche et profondément individualiste, s’imposera dans le débat public québécois comme un électron libre.

Des accommodements républicains

 

Partisan des « accommodements raisonnables pour des raisons républicaines », le singulier avocat se dit favorable à l’idéal québécois d’intégration des immigrants à une culture commune et opposé au multiculturalisme canadien qui engendre des replis communautaires et des conflits de loyauté. Il croit que l’acceptation des mesures d’accommodements raisonnables contribue justement, à terme, à cette intégration.

Grey, qui se réclame de l’interculturalisme, s’oppose à toutes les mesures qui ont pour effet « la création de mondes séparés », c’est-à-dire, notamment, le financement des écoles privées (ethniques ou autres) et le refus des accommodements, qui aurait pour résultat de favoriser le repli des communautés culturelles sur elles-mêmes. C’est ce même souci d’un monde commun qui en fait un partisan de la justice sociale et de l’égalité économique. L’avocat fait l’éloge des taxes et impôts, dans la mesure où ceux-ci servent à offrir les mêmes services essentiels (santé, éducation, sécurité du revenu, culture) à tous.

Sur la question nationale québécoise, la pensée de Julius Grey a évolué. Il regrette, dit-il aujourd’hui à Geneviève Nootens, de n’avoir pas dénoncé la Loi sur les mesures de guerre de 1970 et d’avoir déjà laissé entendre que la loi 101 comportait des « aspects fascisants ». Sa mauvaise expérience du nationalisme polonais d’extrême droite, reconnaît-il, cause du départ de sa famille vers le Québec, embrouillait son jugement sur la situation québécoise. Il opère donc, dans les années 1990, sous l’influence de Josée Legault et de Lise Bissonnette, son « virage québécois ».

Dans le livre, il n’est jamais directement question de sa position au sujet de la souveraineté du Québec. En entrevue téléphonique, le 15 septembre dernier, Julius Grey explique être passé d’une position « farouchement fédéraliste » à sa position actuelle, qui s’accommoderait, dit-il, autant d’un Québec principalement français dans le Canada que d’un Québec souverain, doté d’un projet de société de gauche. « En 1995, confie-t-il, j’ai voté Non, mais j’ai douté. »

Un Québec souverain dirigé par Françoise David lui conviendrait mieux, continue-t-il, que le Canada de Stephen Harper. Dans le livre, il formule ainsi son compromis quant à la loi 101 : « L’anglais est important pour tout le monde au Québec, pas seulement pour les anglophones. L’anglais fait partie de l’héritage de tous les Québécois et le français est la langue de tous les Québécois. »

Moraliste

 

Profondément individualiste au sens philosophique du terme, Julius Grey se réjouit des évolutions sociales en matière de moeurs sexuelles et conjugales, qui ont élargi les choix de vie possibles. Il en déplore toutefois les effets pervers, notamment l’idéologie commerciale du bonheur à tout prix qui engendre une multiplication des divorces et le puritanisme politique qui traque la faute passée dans le parcours de tous les politiciens.

Moraliste inspiré, Grey prône une sagesse dans l’art de vivre, qui passe par une certaine stabilité familiale. Il plaide avec audace pour la nécessité du pardon, autant quant à un faux pas extraconjugal que quant à une erreur politique. « Celui qui possède une âme, dit-il, a une faiblesse quelque part, et je crains que notre société permette à ceux qui n’ont pas d’âme de s’imposer. »

Partisan des chartes de droits et libertés qui protègent les individus audacieux de la dictature de la majorité, pessimiste quant à la sagesse des électorats qui penchent souvent à droite, Julius Grey rêve d’une « révolution morale », qui ne peut passer, selon lui, que par un enseignement des classiques de la littérature et de la philosophie, des oeuvres qui sont des écoles d’empathie et de générosité, qui nous préservent des préjugés du temps présent et du relativisme.

Véritable homme de culture, Grey, qui fréquente aussi la musique classique, pense avec ces oeuvres. Dans le livre, il n’évoque que les plus grands de la tradition occidentale, c’est-à-dire les Shakespeare, Molière, Flaubert, Homère, Dickens, Platon, Marx, Saint-Augustin, Dostoïevski et plusieurs autres. En entrevue téléphonique, questionné sur son rapport aux oeuvres québécoises, il témoigne avec entrain de son attachement pour la littérature québécoise du XIXe siècle (Aubert de Gaspé, Conan, Gérin-Lajoie), pour Gabrielle Roy et pour le film de Sébastien Pilote, Le vendeur, « une leçon de dignité », dit-il.

Voilà un homme avec qui on peut discuter.

Julius Grey

Entretiens avec Geneviève Nootens
Boréal, Montréal, 2014, 144 pages

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