Si vous passez par Shédiac

« J’imagine que c’est difficile de parler de ce livre sans raconter l’histoire, n’est-ce pas ? », glisse, fébrile, Christine Eddie, à propos de son troisième livre, Je suis là. Très difficile en effet de ne pas révéler le drame terrible qui se joue là, qui donne tout son sens au roman.
Un drame réel, vécu dans la réalité : celui d’une femme de 35 ans, Angèle, qui, après avoir donné naissance à des jumelles, s’est retrouvée tétraplégique, prisonnière de son corps au point d’être incapable de communiquer autrement que par les yeux.
L’auteure des Carnets de Douglas, prix France-Québec 2008 et prix Senghor du premier roman 2009, connaît Angèle depuis longtemps. Depuis bien avant l’enchaînement des événements tragiques qui ont fait qu’encore aujourd’hui, quatre ans plus tard, elle demeure fortement handicapée, nécessitant des soins de tous les instants dans la résidence où elle vit à Shédiac.
Le scaphandre
Christine Eddie est en fait une amie de longue date de la mère d’Angèle. Chaque été, l’écrivaine de Québec, qui a grandi au Nouveau-Brunswick, retourne en Acadie pour voir sa famille, ses amis. Elle était là-bas quand le malheur a frappé en 2010. Elle a partagé le chagrin de la famille. Depuis, chaque année, elle retourne rendre visite à Angèle.
Il y a trois ans, quand elle est allée la voir, elle lui a raconté, pour la distraire, l’histoire du roman qu’elle venait de publier, Parapluies, axé sur l’importance de l’entraide et de la solidarité. « Angèle comprenait tout, elle réagissait. Les gens croient qu’elle n’est pas là, mais elle est tout à fait là. Et elle a un sens de l’humour remarquable. »
Sur un coup de tête, elle a demandé à Angèle de lui proposer le prénom d’un personnage pour son prochain roman. « Elle a réfléchi et m’a suggéré Paul. Ce qui m’a un peu déçu. » Pendant deux ans, Christine Eddie a travaillé à un roman avec pour héros un certain jeune homme appelé Paul. Angèle se renseignait de temps en temps pour savoir comment allait « son » roman, même si l’histoire n’avait rien à voir avec sa réalité à elle.
Le papillon
Tout a basculé quand, le 29 mai 2013, la mère d’Angèle a fait parvenir à son amie une photo de sa fille en fauteuil roulant, dehors, en plein hiver. « Cette photo est tellement belle : j’ai cru que c’était une peinture. Tout à coup, j’ai laissé de côté mon manuscrit et j’ai commencé à écrire comme si c’était Angèle qui parlait. »
La voix d’Angèle, son histoire en sont venues à prendre toute la place. Après avoir demandé la permission à la principale intéressée et à sa mère, Christine Eddie a décidé d’en faire un roman. Il y a eu plusieurs échanges de courriels, l’une répondant aux questions de l’autre. « À la fin, j’envoyais mes questions en connaissant presque déjà les réponses. »
Le véritable défi de l’écrivaine était de se mettre dans la peau d’Angèle. « Quand j’étais devant l’ordinateur, j’essayais de ne pas bouger pendant 10 minutes, même pendant 5 minutes, pour essayer d’imaginer comment elle se sent… » Pas question de tomber dans le sensationnalisme, l’apitoiement. À la lecture de Je suis là, on constate d’ailleurs que l’auteure retarde sans cesse le moment d’entrer de plain-pied dans le drame comme tel. Elle livre les informations au compte-gouttes, multiplie les anecdotes, comme pour faire diversion.
Elle a aussi inventé un ami imaginaire à Angèle : Népenthès. Un mot associé dans le dictionnaire à « un remède contre la tristesse ». Pour Christine Eddie, « il fallait qu’Angèle puisse parler à quelqu’un. Elle est dépendante de tout le monde. Népenthès est une espèce de vis-à-vis, quelqu’un qui peut lui parler entre les yeux, avec qui elle peut échanger d’une façon totalement libre ».
Malgré sa mère, sa famille, ses amis, malgré son sens de l’autodérision, Angèle demeure une personne très seule, affirme l’écrivaine. Avec Je suis là, qu’elle a écrit à la manière qui est la sienne depuis Les carnets de Douglas, c’est-à-dire en le parsemant ici et là, malgré la gravité de la situation, d’humour, de joie, de lumière, Christine Eddie souhaite faire rire Angèle, lui apporter du bonheur. Et qui sait ? « On fait des blagues quelques fois toutes les deux : on se dit que les gens vont arrêter à Shédiac pour lui dire bonjour, des gens qui auront lu le livre. Et qu’il va falloir qu’elle gère ça, qu’elle ait un agenda, et tout… »