Comment lire la loi 51

«Je n’ai rien inventé alors. J’ai mis ensemble des affaires qui traînaient dans le décor, et j’ai foncé », raconte Denis Vaugeois, qui a piloté la création de la Loi sur le développement des entreprises québécoises dans le domaine du livre, dite loi 51. Forcément, le projet, à l’époque, s’était heurté à des résistances. « Chaque partenaire de la chaîne devait renoncer à des avantages pour assurer la solidité de l’ensemble », rappelle en conversation avec Le Devoir le fondateur des éditions Septentrion, pour qui un retour en arrière est nécessaire pour comprendre la loi 51.
L’ex-ministre des Affaires culturelles de 1978 à 1981 a déjà rapporté l’aventure qu’a été pour lui la création de cette loi dans L’amour du livre. L’édition au Québec, ses petits secrets et ses mystères (Septentrion, 2005). « Dorénavant, y écrit-il, il y aura un régime d’agrément non seulement pour les libraires, mais aussi pour les éditeurs et les distributeurs. Dans tous les cas, la propriété québécoise devra être de 100 %. Les éditeurs auront l’obligation de faire la preuve qu’ils ont acquitté les droits d’auteur. Les distributeurs devront accepter d’établir destabelles, c’est-à-dire des taux de change justifiables, pour marquer le prix du livre étranger dont ils auront obtenu l’exclusivité. »
Il rappelle également que « le libraire devra avoir pignon sur rue en plus de remplir certaines conditions nouvelles liées au service qu’on attend de lui. Par ailleurs, l’obligation d’acheter le manuel scolaire chez un libraire agréé disparaît [perte de 15 %] et, en contrepartie, obligation est faite aux bibliothèques, tant scolaires que municipales, d’acheter leurs livres au prix courant chez un libraire agréé de sa région. Celui-ci devra respecter les ententes de distribution exclusives négociées par les distributeurs ; les libraires ne pourront donc plus les contourner en achetant directement en Europe. Bien entendu, les bibliothécaires ne pourront plus le faire non plus ».
Pour la nouvelle génération de bibliothécaires, de libraires et de fonctionnaires, il est difficile d’imaginer la situation qui existait à l’époque. « Le Conseil supérieur du livre dénonçait la “pieuvre Hachette” et la librairie Boussac de Paris contrôlait le marché des institutions. » L’Europe, la France surtout, s’était d’ailleurs fortement dressée contre l’idée de la loi.
« Il n’y a pas d’exemples, en dehors des pays à régime socialiste, que la fourniture des livres étrangers aux établissements publics soit réservée aux seules entreprises dont les nationaux sont propriétaires », s’insurgeait alors le Syndicat national de l’édition, parlant encore d’une « réelle régression du commerce international du livre ». Le président de la Fédération des éditeurs belges, lui, s’inquiétait de « mesures protectionnistes incompatibles » et de menace de « censure indirecte ». Pourtant, se rappelle Denis Vaugeois dans son livre, le patron de Boussac finira par reconnaître la nécessité du projet, qui a provoqué une forte chute de son chiffre d’affaires. « Ce n’était pas normal que Boussac soit le plus gros libraire québécois à partir de Paris », aurait-il finalement reconnu lors d’une rencontre avec l’ex-ministre.
Les besoins particuliers des régions
Denis Vaugeois aura vu, à l’époque, le démantèlement par la SODIC (ex-SODEC) des librairies Dussault-Garneau (23 succursales, une grande part des actions appartenant à Hachette). L’homme croyait, et croit encore aujourd’hui, qu’un réseau de librairies gagne à être très décentralisé. « Je suis un idéaliste. En outre, j’ai sous les yeux le comportement des chaînes de librairies aux États-Unis et dans le reste du Canada. C’est dramatique. On dit parfois qu’Amazon est responsable de la situation, c’est plutôt le contraire qui est vrai. Amazon a comblé un vide et nous avons tous commandé des livres chez Amazon. » Toutefois, ajoute-t-il, on aimerait bien que cette entreprise respecte le reste de la chaîne. « Le livre n’est pas un produit comme un autre. Ce n’est pas du dentifrice. On peut utiliser la même sorte de dentifrice toute sa vie, mais on ne lit pas le même livre toute sa vie. »
L’historien et éditeur rêve de bibliothèques et de librairies bien implantées dans leur milieu et au service de leurs clientèles propres. « Concrètement, les librairies rattachées à une chaîne devraient avoir une grande autonomie dans leurs achats et dans l’organisation de leurs services. À cet égard, il faut bannir les salles d’exposition centralisées. C’est absolument contraire à l’esprit de la loi. » Il ajoute plus tard, rêvant à voix haute : « Si j’étais ministre maintenant, je redéfinirais la notion même de réseau… »
Quelles sont, en 2014, les faiblesses de la loi 51, imaginée et pensée à la fin des années 1970 ? « L’objectif à l’époque : rendre le livre accessible partout au Québec par un bon réseau de bibliothèques et de librairies. Rendre les deux complémentaires, ce qui a été réussi », rappelle Denis Vaugeois. Il note que la loi québécoise du livre fait l’envie du reste du Canada et fait rêver dans plusieurs pays. « La loi 51 est issue de compromis acceptés par tous les partenaires de la chaîne du livre. Ce n’est pas rien ! Elle a tout de même une lacune : le prix unique. Si la loi française de Jack Lang avait été votée quelques mois plus tôt, le prix unique aurait été incorporé dans la loi 51. »
Solidarité
Certains croient que la loi 51 devrait être réactualisée, car sa façon de définir le livre comme une publication imprimée faisant au moins 48 pages exclut, forcément, le livre numérique. Pourtant, Denis Vaugeois refuse qu’on lui colle l’épithète de « désuet ». « Le modèle appliqué au livre imprimé a été retenu pour le numérique grâce à des accords interprofessionnels. Et ça fonctionne, preuve que le modèle, sans être parfait, a des mérites. La loi actuelle a la souplesse nécessaire, à preuve aussi ses 30 ans », soutient son créateur.
Dans L’amour du livre, Denis Vaugeois mentionne que, de toute la chaîne du livre, seuls l’imprimeur et le diffuseur arrivent à être rentables. « Je dis aussi que les imprimeurs font très peu d’argent, précise l’auteur. Quant aux distributeurs, je crois qu’il appartient au ministère de surveiller les tabelles [taux de change], ce qui ne se fait pas depuis un bon bout de temps. On s’en est rendu compte pendant les audiences de la récente commission parlementaire sur le prix du livre. Pourtant, le contrôle des tabelles est prévu dans les règlements. J’ajoute que la création des maisons de distribution a été un des effets les plus positifs de la loi 51. »
Pour lui, c’est en quelque sorte un regroupement d’éditeurs qui sont moins vulnérables devant l’acheteur d’une chaîne de librairies. « Je pourrais vous raconter des histoires d’horreur à ce propos. Je fais remarquer que les grandes surfaces ont d’abord voulu contourner les distributeurs, mais de façon générale, les éditeurs, tant étrangers que québécois, ont respecté les contrats d’exclusivité. »
« Il est certain que les pratiques commerciales entre membres de la chaîne du livre reposent essentiellement sur la solidarité », écrivait en 2005 Denis Vaugeois. Aujourd’hui, il précise que le mot-clé est en effet « solidarité », et que le respect mutuel vient en complément. « Les gens du milieu du livre y sont par goût et non pour le profit. Il faut voir les salaires qui y sont payés. »
Si on lui relaie certaines critiques qui fusent actuellement dans le milieu, qui déplorent que la loi manque de poigne, Denis Vaugeois répond ceci : « C’est vrai que c’est une loi qui n’a pas de dents, mais il n’y a pas de place pour les grands carnassiers. Et ce n’est pas une raison pour ne pas souhaiter que le ministère de la Culture s’emploie à en surveiller le respect et à en expliquer l’esprit. Il me semble que, dans un milieu civilisé, c’est possible. »
La chaîne du livre doit-elle encore être protégée en 2014 ? « Les résultats obtenus et la satisfaction du milieu plaident dans le sens de sa protection. Ceci dit, j’espère que le ministère écoutera le milieu et comprendra que le respect du consommateur passe par le prix réglementé. C’est le contraire qui fait augmenter le prix des livres, ce qui a été constaté en Grande-Bretagne. La loi du livre est complexe, mais efficace. Avant de la décrier, il faut essayer de la comprendre et accepter d’en constater les effets extrêmement positifs. »
Peut-on vraiment penser simultanément en termes de croissance économique et de solidarité ?« Les objectifs sont culturels. L’avenir de nos sociétés repose sur leur richesse culturelle », conclut-il.
La chaîne du livre
L’auteurL’éditeur (qui prend le risque financier et travaille conjointement, si besoin est, avec les directeurs littéraires, réviseurs, traducteurs, graphistes, attachés de presse)
L’imprimeur
Le diffuseur-distributeur (qui assure l’envoi et le transport sans délai dans toutes les librairies de la province, la gestion des retours, l’entreposage, parfois la promotion et fait l’importation de livres)
Le libraire
Le lecteur
Des variations sont aussi possibles : ainsi, l’auto-édition, exclue de la loi 51, concentre l’auteur, l’éditeur, parfois le diffuseur en un seul maillon. La bibliothèque peut aussi ajouter un maillon entre le libraire et le lecteur.