Une grammaire innue pour la postérité

L’innu est l’une des langues autochtones les plus vivantes du Québec. Sur les quelque 13 000 Innus de la province, une majorité parlent toujours leur langue, à différents degrés.
Photo: Martin Demassieux, Optik360 L’innu est l’une des langues autochtones les plus vivantes du Québec. Sur les quelque 13 000 Innus de la province, une majorité parlent toujours leur langue, à différents degrés.

C’est une langue dont les racines plongent loin avant notre ère, une langue qui a égrené ses toponymes sur un vaste territoire, de Chicoutimi, qui signifierait « Enfin !, c’est profond », à Natashquan, qui veut dire « là où on va chasser l’ours ».

 

La linguiste Lynn Drapeau a plongé au coeur de la langue innue pour en tirer une première grammaire écrite complète. Une bible de 600 pages qui nous apprend entre autres que les substantifs de la langue innue, plutôt que de se diviser entre féminin et masculin, se répartissent entre genre animé et inanimé. Si, en général, les noms se rapportant aux humains et aux animaux sont animés, ce n’est pas toujours le cas, et il faut les apprendre par coeur… comme on le fait pour les genres en français.

 

Ainsi, le mot « neige » est un substantif animé. Comme le sont les noms qui en découlent : ushashush pour « neige folle », mitanui pour « amoncellement de neige sur un conifère », nekauakun pour « neige granuleuse » ou kassauan pour « neige humide ». L’innu, explique la spécialiste, est une langue où l’ordre des mots est beaucoup plus libre et beaucoup plus complexe que ce à quoi nous sommes habitués. « C’est une grammaire centrée sur le verbe. » À titre d’exemple, « je t’entends » se dit tshipetatin, « nous t’entendons » se dit tshipetatinan, et « je vous entends », tshipetatinau, alors que « l’autre l’entend » se dit petaku.

 

Lire l’innu

 

Lynn Drapeau a appris l’innu dans la communauté de Betsiamites, sur la Côte-Nord, où elle a passé cinq ans au début des années 1980. En 1991, elle publie un premier dictionnaire innu, qui regroupe 21 000 mots, à partir du dialecte de Betsiamites (Dictionnaire montagnais-français, PUQ). Vingt-trois ans plus tard, elle vient de terminer cette grammaire. Un travail de moine… Quand on lui demande ce qui l’a amenée à accomplir ce colossal travail, elle répond qu’une langue qui se perd est comme une pyramide qu’on détruit, parce que plus personne ne l’utilise. « Presque toutes les langues orales sont en voie de disparition, précise la linguiste. Si une langue disparaît de la surface de la planète, c’est un patrimoine intangible qui s’évapore, dont on n’a presque plus de traces. » Cette grammaire s’adresse au premier chef aux Innus eux-mêmes, « parce que c’est leur langue, ce sont les premiers intéressés ». Et ensuite à tous ceux qui s’intéressent aux langues, ainsi qu’aux scientifiques et autres linguistes.

 

L’innu est l’une des langues autochtones les plus vivantes du Québec. Sur les quelque 13 000 Innus de la province, une majorité parlent toujours leur langue, à différents degrés. Dans certaines communautés, comme à Masteuiash au Lac-Saint-Jean, on ne trouve presque plus de locuteurs. Mais à Betsiamites, 100 % de la population parle innu, poursuit Mme Drapeau. Cette langue est d’abord et avant tout orale, et le passage à l’écrit, s’il a été amorcé il y a très longtemps, n’est pas aisé.

 

Au XVIIe siècle, explique Mme Drapeau, les missionnaires ont écrit à l’intention des Montagnais (comme on appelait autrefois les Innus) des manuels, des livres de prières et des livres de cantiques religieux. L’habileté de lire ces livres se transmettait d’ailleurs de génération en génération. « Les Innus avaient une certaine littératie dans leur propre langue, explique Mme Drapeau, mais si tu sais lire un seul livre, est-ce qu’on peut dire que tu es scolarisé ? »

 

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Dans un chapitre du livre Les langues autochtones du Québec. Un patrimoine en danger (PUQ, 2011), dirigé par Mme Drapeau, Anne-Marie Baraby aborde cette situation de l’innu écrit au Québec. « Cette littérature innue est en effet encore peu lue par la population, probablement parce que les Innus ne maîtrisent pas encore suffisamment bien l’écrit dans leur langue. Étant scolarisés en français (ou en anglais, selon le cas), il leur est encore plus facile de lire dans ces langues plutôt qu’en innu, qu’ils contrôlent pourtant mieux à l’oral que la langue seconde. Et même dans la langue dominante, l’écrit n’est pas le moyen de communication qu’ils privilégient », écrit-elle. S’il y a présentement des cours de langue innue qui se donnent dans les communautés, le nombre d’heures d’enseignement n’est pas suffisant pour qu’il y ait maîtrise du système d’écriture, précise Lynn Drapeau. « Quand je parle de tradition orale, je veux dire qu’il n’y avait pas de système de scolarisation établi comme on en retrouve dans notre société. C’était un peuple de chasseurs-cueilleurs », précise-t-elle.

 

Reste que, selon elle, les langues autochtones parlées au Québec se portent bien, si on les compare avec celles du reste du Canada.

 

D’ailleurs, il est assez fréquent que les jeunes Innus utilisent leur langue pour communiquer sur Internet ou par Facebook. Assez pour en assurer la pérennité ? « Je souhaite à la langue innue un avenir radieux », conclut simplement Lynn Drapeau.

Grammaire de la langue innue

Lynn Drapeau Presses de l’Université du Québec Québec, 2014, 644 pages

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