Tombeau d’une fée mal tournée

« Pour moi, elle a fait aussi un travail sur son corps, qu’elle a complètement détruit et qui est presque une œuvre en soi, indique la poète Carole David. Elle est passée de jeune fille blonde frêle pour arriver à cette femme sans âge, toute déformée, grassette, tatouée à une époque où ce n’était pas de mise, et mourir très jeune. »
Photo: Archives Le Devoir « Pour moi, elle a fait aussi un travail sur son corps, qu’elle a complètement détruit et qui est presque une œuvre en soi, indique la poète Carole David. Elle est passée de jeune fille blonde frêle pour arriver à cette femme sans âge, toute déformée, grassette, tatouée à une époque où ce n’était pas de mise, et mourir très jeune. »

Vingt ans que Josée Yvon, poète trash, est décédée. Celle qu’on imaginait avec son comparse Denis Vanier disparaître dans un excès rock’n’roll de pilules, d’aiguilles et d’alcool s’éteindra brûlée par tous les bouts, aveugle et confinée à l’immobilité, à 44ans, des suites du sida. C’était le 12 juin 1994.

 

Elle avait été surnommée « fée des étoiles » alors qu’elle jouait les éclairagistes au Grand Cirque ordinaire. Elle sera fière de finir fée mal tournée. D’être devenue, par sa rencontre fulgurante, littéraire et amoureuse avec le poète terrible Denis Vanier, fée du cuir et des médicaments. Mais Josée Yvon fut surtout porte-parole colérique et radicale, avant l’heure, des danseuses, putes, travesties, violées et maganées.

 

S’étoufferait-elle, Josée Yvon, en entendant ces jours-ci les débats en complet-cravate sur le projet de loi sur la prostitution ? Car ses livres sont faits « pour donner la parole à ces filles qui n’ont pas de place pour la prendre, indique Jonathan Lamy, poète et chercheur en littérature québécoise à l’Université Laval. Les prostituées n’ont pas souvent la parole, encore moins en littérature, qui permet pourtant d’aller plus loin que les faits. La poésie d’Yvon est trash mais empathique ; il y a là une tendresse violente, une violence tendre. Elle va vers le plus sombre avec quelque chose qui tient du reportage. »

 

La poète Carole Davidtravaillait à l’époque aux éditions VLB. C’est là qu’elle a connu Josée Yvon. « Son monde, c’est le Red Light, le milieu des travestis, la rue Saint-Laurent avant le Quartier des spectacles, le monde de Michel Tremblay dans son théâtre de jeunesse. À ce moment-là au Québec, jamais une fille n’avait parlé de ça. Elle l’a quasiment documenté, cet univers fermé. » Fascinée par les marginaux et les queers, Yvon écrit des textes transgenres. « Son écriture est hybride, poursuit David, dans le mélange des genres : elle est dans la narration, la poésie, le récit, le manifeste, la violence, et ce panthéon de femmes, d’hommes, travestis, sauvages. » Avec Vanier, elle écrivait par collage, par littéral copier-coller, utilisant des photos, des coupures de Photo-Police.

 

Du vivant de Josée Yvon, son oeuvre reste dans l’ombre de celle de Denis Vanier, et pas seulement parce qu’elle est la femme derrière l’homme. « Vanier a 10 ans d’avance sur elle, rappelle Lamy, parce qu’il a commencé à écrire et à publier à 16 ans. Il la précède. L’apparition d’Yvon se fait par les photos de son sexe dans Le clitoris de la fée des étoiles [1974], de Vanier. Elle entre en littérature finalement par son clitoris et par des photos. » Depuis son premier livre, Filles-commandos bandées (Herbes rouges, 1976), jusqu’à l’inédit Manon la nuit, écrit alors qu’elle devient aveugle, en passant par Travesties-kamikazes (Herbes Rouges, 1980) et Danseuses-mamelouk (VLB, 1976), Josée Yvon construira son personnage autant qu’elle écrira. Et elle écrit dru, raide, sans finition, pour 18 ans et plus, feulant et crachant : « je me mets dans l’ring / mon amour je ne guérirai jamais / si tu me fourres dans ma blessure ».

 

« Pour moi, elle a fait aussi un travail sur son corps, qu’elle a complètement détruit et qui est presque une oeuvre en soi, indique Carole David. Elle est passée de jeune fille blonde frêle pour arriver à cette femme sans âge, toute déformée, grassette, tatouée à une époque où ce n’était pas de mise, et mourir très jeune. » Vanier et elle sont inséparables, enfants terribles violents, constamment sous influence, les Bonnie et Clyde des lectures de poésie. Insupportables. « Disons que ce n’étaient pas des personnes d’agréable commerce », indique Carole David, qui se rappelle avoir dû remettre Yvon dans un autobus, alors qu’elle devait assister à une séance de signature au Salon du livre de Québec, parce qu’elle était ivre morte. Cette manière de mal-vivre, cette autodestruction contribue à l’aura des poètes, nourrit l’imageromantique d’écrivains maudits et maudissants.

 

Vingt ans plus tard, pourtant, le nom d’Yvon revient, plus souvent que de son vivant, et détaché de celui de Vanier. « Il y a un petit revival. Quand on voit les écrits de Vickie Gendreau ou de Geneviève Pettersen, ce renouveau du joual, ce relâché rentre-dedans, ce cru, c’est de la lignée d’Yvon. Il y a une continuité aussi dans sa contestation, dans ses causes : toujours, oui, celle des femmes — un féminisme de guérilla, pas politically correct, le gay power — mais à la fin de sa vie elle était dans le communautaire et l’altermondialisme. »

 

Les raisons de sa hargne, les injustices, restent criantes : « quand l’ennui prend la forme d’un horaire […] / la performance tient lieu d’identité : on a besoin d’un peuple débandé pour la routine » sonne affreusement contemporain. « La colère de la contre-culture vieillit moins mal que les niaiseries de l’Infonie à la Nuit de la poésie. Même si c’étaient de belles niaiseries, pertinentes et nécessaires, mais ça fait ringard. Peut-être que les trucs écrits sur l’héro vieillissent mieux que ceux écrits sur l’acide… », s’interroge Jonathan Lamy.

 

Josée Yvon au Solstice de la poésie québécoise - 1976

Elle entre en littérature finalement par son clitoris et par des photos

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