L’art de mettre en images la tragédie des pays arabes

Une planche tirée de Terre fatale, le Carnet rapporté d’Algérie.
Photo: Jacques Ferrandez/Casterman Une planche tirée de Terre fatale, le Carnet rapporté d’Algérie.

Il dessine les pays arabes comme nul autre et décortique les relations franco-algériennes dans ses bédés depuis 1987. Il vient de mettre L’étranger de Camus en bédé. Le dessinateur Jacques Ferrandez est de passage en ville à l’occasion du Festival BD de Montréal. Rencontre avec un homme qui se nourrit des fêlures d’un coin du globe tout en déplorant leurs persistances dans le temps.

Le destin peut parfois jouer de drôle de tour. Preuve : depuis des mois, le dessinateur français Jacques Ferrandez rêve de retourner en Syrie d’où, en 1999, il a ramené un album intitulé simplement Voyage en Syrie. Mais à la place, c’est au Québec qu’il vient d’atterrir pour participer, cette fin de semaine, à la troisième édition du Festival BD Montréal. Le prolifique créateur d’histoires en cases, spécialiste des mondes arabes qu’il dessine magnifiquement depuis près de 30 ans, en est l’invité spécial.

 

« Je vais attendre à plus tard pour la Syrie », lance-t-il à l’autre du fil. Le Devoir l’a joint dans le sud de la France il y a quelques jours. « En 2011 [au commencement de ce que l’on a appelé le Printemps arabe], les choses étaient pleines d’espoir pour ce pays, pour le peuple qui, je croyais, était sur le point de se débarrasser de sa dictature. J’avais proposé à mon éditeur d’y retourner, pour mettre à jour mon précédent album dont le tirage est épuisé. Mais aujourd’hui, ce n’est pas envisageable. Je ne peux pas retourner à Alep. C’est une ville en guerre »… Et tout ça, forcément, le chagrine, au plus profond de sa chair.

 

Appréhender par le dessin

 

C’est que Jacques Ferrandez a les pays arabes dans la peau, pour y avoir vu le jour en 1955 dans une Algérie en guerre, pour avoir porté le destin de ce pays dans ses Carnets d’Orient — 10 tomes, à saveur romanesque et historique, qui s’enracinent dans ce coin du globe entre 1830 et 1962 —, ou encore pour avoir « arpenté », comme il dit, plume et carnet de croquis en main, l’Irak, la Syrie, la Turquie, le Liban, qui ont nourri, avec leur histoire, leur environnement, leur drame, un corpus littéraire solide qui désormais fait école.

 

« J’avais une propension à dessiner ces paysages, ces lieux, ces décors, résume l’auteur pour expliquer son terrain de jeu et de création. J’avais aussi besoin de comprendre, par le dessin, les traces de la guerre, le mystère de ces tensions qui marquent ces lieux, avec cette question éternelle : pourquoi les gens sont capables de vivre ensemble, au même endroit, et d’un coup de se déchirer avec une violence inouïe ? »

 

Dessiner, c’est appréhender un espace, tout comme ses fissures, ses aspérités, ses paradoxes, nombreux en terres arabes, reconnaît Ferrandez. « Ces pays, ce sont les lieux de la civilisation, mais aussi les lieux de la tragédie, dit-il. D’un point de vue romanesque, c’est riche. Il y a un climat idéal, du soleil tout le temps, une nature généreuse. On pourrait être au paradis sur Terre. Mais l’homme met tout ça à bas, avec des enjeux politiques et religieux. Tous les prétextes sont bons pour se déchirer dans ces espaces-là. L’énigme de cette configuration est vertigineuse. Elle donne aussi des histoires inépuisables » que le dessinateur aime d’ailleurs mettre en cases, en prenant le parti de ceux qui subissent l’histoire, plutôt que de ceux qui la font, avoue-t-il en citant au passage Albert Camus, le philosophe français dont l’existentialisme est intimement lié à l’existence de Jacques Ferrandez.

 

Il a mis en images une de ses nouvelles, L’hôte, tirée du recueil L’exil et le royaume, en 2009. Il a revisité son Étranger en bande dessinée l’an dernier. Mais pas seulement. « Je suis né dans le quartier d’Alger Belcourt, où Camus a passé son enfant et son adolescence, dit Ferrandez. Mes grands-parents avaient un magasin juste en face de sa maison. J’ai eu une proximité géographique avec cet homme, mais aussi une proximité idéologique avec son oeuvre, particulièrement ses écrits journalistiques qui ont toujours une place dans le débat actuel », lorsqu’il est question d’indépendance, de violence pour faire triompher des causes, de terrorisme, de frontières, de respect, de tolérance…

 

Il se dit « témoin impuissant » de l’histoire en marche. Il parle de « consternation » face aux fractures permanentes des pays arabes. Il se souvient de l’effervescence de leurs printemps, puis déplore « l’absence des promesses suscitées au départ ». Il ajoute : « Je n’ai pas d’avis précis sur l’avenir » de cet Orient qui ne lui donne finalement qu’une certitude, celle de toujours y trouver matière à création et à réflexion, par le dessin.

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