Monsieur Proust et le camarade Mallarmé

Céleste Albaret, Jean-Claude Fourneau, 1957, huile sur toile
Photo: Source succession Fourneau Céleste Albaret, Jean-Claude Fourneau, 1957, huile sur toile

De la biographie à l’essai littéraire, relire Proust ou Mallarmé est l’oeuvre d’une solidarité sans concession à la mystification des modes. Ces essais qui soutiennent la lecture sont indispensables à l’édifice littéraire.

Lire les classiques ? Pierre Bergounioux, dans son superbe hommage Jusqu’à Faulkner (Gallimard, 2002), écrivait une chose essentielle, à savoir que « la littérature est un événement distinct, de la pensée, même s’il faut que quelque chose ait eu lieu pour qu’elle soit. […] Elle doit croître à l’écart. […] Elle s’est établie loin de l’agitation et du danger, dans la durée immobile, réversible, de la réflexion. » Dans ce reflet intelligible de ce qui nous échappe, écrit l’écrivain militant et méditant, elle civilise le monde qui, vu de trop près, est un désenchantement.

 

Pour témoigner de cet écart, des voix inouïes, qui ne craignent ni la distance ni la liberté avec laquelle elles hissent parmi les chefs-d’oeuvre deux publications récentes, aux antipodes l’une de l’autre, illustrent ce que Bergounioux a relevé : l’action pacifique et civilisatrice de la littérature.

 

Le Proust de Céleste

 

Elle avait quatre-vingt-deux ans lorsqu’elle se décida à témoigner dans le détail des huit ans passés à son service. Céleste Albaret fut la femme de chambre et la secrétaire de Proust — Françoise dans À la recherche du temps perdu — jusqu’à sa mort, suivant chacune de ses lubies, ses moindres besoins, sa lutte surhumaine contre la perte de la mémoire et du temps passé à vivre dans le monde.

 

Monsieur Proust, réédité en collection de poche, est le récit à Georges Belmont d’une femme éblouie par l’écrivain et sa postérité. Cette biographie — cinq mois d’entretiens — est un bijou de portrait du « grand homme », théorie du XIXe siècle que Freud confirma en y accolant des noms illustres, portés à la sublimation, tel Goethe. Sublime, Proust le fut en s’enfermant pour écrire et faire de son asthme, envahissant mais commode, le moyen d’engager toutes ses forces dans la rédaction qu’on sait.

 

Céleste raconte tout le quotidien avec acuité, et Belmont fut exemplaire. Modèle de fidélité, elle s’affaira à démentir ragots, rumeurs et médisances sur son héros. De ce tête-à-tête de tous les instants, puisqu’elle vivait dans son appartement configuré pour la domesticité, elle rapporta les dialogues, les nuits noires, les relations à la famille, les palpitations de l’homme et l’oeuvre.

 

Ce texte fabuleux, à la fois concret et élégant, pointilleux et intelligent, offre une mine, plus qu’un journal, plus qu’une époque, ce Proust alité et enclos, entouré de papiers, d’un café croissant et de fumigations. Elle a été témoin et agente, obéissante et maternellement dévouée, s’arrogeant la place libre selon les directives de l’écrivain. Elle témoigne en marge de l’oeuvre de la disparition des proches, des parents, de la guerre, du quotidien, du déménagement final lorsque la tante de Proust vendit l’appartement et qu’il dut migrer du boulevard Haussmann « dans ce décor diminué de la rue Hamelin ».

 

Un siècle a passé, et nous voici transportés à des années-lumière, dans ce « devoir de vérité » qui a tout du petit pan de mur jaune détaché de l’oeuvre. Rien de tel pour le faire aimer, à qui craint d’ouvrir la Recherche et de s’y perdre, embobiné par une phrase inimitable, ou de s’y consumer comme sa captive par ce qu’elle appelle, si littérairement, « la flamme de la vie ».

 

Mallarmé, aujourd’hui

 

À l’autre bout de la chaîne des lecteurs, le professeur d’université. Ce chercheur de l’Université du Québec à Montréal s’est écarté de l’actualité pour écrire la sienne, ce Mallarmé qu’on dit hiératique et trop complexe pour la foule. Prêtant l’oreille aux fabricants de contresens, Jean-François Hamel pourfend ses réducteurs un à un, ridiculisant l’obscurantisme des mauvais lecteurs. Car c’est aussi cela, savoir lire, plonger dans la rigueur de la littérature, dont une part repose sur les stratégies de l’imaginaire et l’autre, sur le réel.

 

Camarade Mallarmé est un brillant essai, bourré de références passionnantes, parce que convaincu que la littérature des grands écrivains est affaire de communauté. « [U]ne force d’opposition et de rupture toujours actuelle », c’est la thèse, le sens, l’enjeu de cet essai entièrement féru de Mallarmé : « une bombe dont la charge révolutionnaire attend toujours d’être activée ».

 

« Un texte n’existe pas sous l’espèce de l’éternité », affirme le professeur. C’est précisément cela qui rend les biographies érudites et les essais littéraires indispensables à la lecture. Pour comprendre ce qui déclenche l’écriture, la résistance aux propagandes, aux censures autoritaires, aux irresponsabilités, il faut montrer l’actualité intempestive des taupes qui rongent obstinément le sous-sol.

Collaboratrice

Monsieur Proust

Céleste Albaret 
Robert Laffont 
Paris, 2014, 458 pages

Camarade Mallarmé. Une politique de la lecture
Jean-François Hamel
Minuit 
Paris, 2014, 206 pages

Monsieur Proust

Céleste Albaret Robert Laffont Paris, 2014, 458 pages

Camarade Mallarmé une politique de la lecture

Jean-François Hamel

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