Klaus Mann et le courage du désespoir

Stefan Zweig, à Vienne, vers 1900
Photo: Kunst Salon Pictzner Stefan Zweig, à Vienne, vers 1900

Un écrivain peut-il créer librement s’il doute de la démocratie en voyant le régime hitlérien, soutenu par l’immense majorité d’un peuple, mener à la barbarie ? C’est la grave question que pose la Correspondance (1925-1941), enfin accessible en français, de Stefan Zweig et Klaus Mann. Ce dernier, à l’originalité encore méconnue, y dépasse l’antinazisme de son père Thomas Mann. Il atteint ce qu’il appelle « le courage de désespérer ».

 

Ce courage, Klaus Mann (1906-1949) affirme qu’il le tient de son ami français, le poète surréaliste René Crevel, qui s’est suicidé en 1935. Éditées par les germanistes Dominique Laure Miermont et Corinna Gepner, les lettres que l’écrivain allemand, en exil dès 1933, échange avec son confrère autrichien Stefan Zweig (1881-1942), expatrié, lui, en 1934 après que les nazis, à cause de son origine juive, eurent brûlé ses livres, révèlent l’attitude différente de chacun devant l’hitlérisme.

 

Mann, jeune écrivain novateur, boudé par la critique, reproche à Zweig, son aîné, maître très lu qui jouit d’une grande renommée, de ne pas s’insurger contre le nazisme, ce « nationalisme voyou » qui menace l’Europe, lui écrit-il dès 1931. La simple désapprobation lui apparaît d’une insuffisance honteuse. En 1933, il est extrêmement déçu de voir que son confrère autrichien refuse de collaborer à la revue littéraire antinazie Die Sammlung qu’il vient de fonder avec des amis.

 

Fuite diplomatique

 

Doué d’une habileté de politicien, Zweig, pourtant victime du racisme hitlérien, répond : «Je n’ai pas un tempérament polémique, toute ma vie j’ai écrit pour des choses et pour des gens, jamais contre une race, une classe, une nation ou un homme. » De son côté, Mann, dans un de ses petits essais annexés à la correspondance et jusqu’ici inconnus du lectorat francophone, se livre à une critique acerbe d’Érasme (Le livre de poche), essai de 1934 où Zweig se contente d’opposer à l’hitlérisme la tolérance.

 

Comme le fait l’écrivain autrichien, voir en Luther, père du protestantisme, la préfiguration de Hitler à cause de sa faute commise au XVIe siècle, « l’arrachement de l’Allemagne à l’unité de l’Occident », unité qu’aurait incarnée alors Érasme, l’humaniste hollandais conciliateur, n’est-ce pas banaliser l’horreur du nazisme ? Mann n’est pas dupe de ce jeu intellectuel trompeur, capable seulement de rassurer des érudits timorés.

 

Le créateur refuse de se réfugier dans le culte esthétisant de l’abstrait. Il écrit avec l’audace du désespéré : « Nous voulons nous mettre en danger au nom de la vérité. »

 

Magnanime, Mann célèbre chez Zweig la partie de l’homme « qui aurait pu résister » au lendemain du suicide de celui-ci en 1942, sept ans avant son propre suicide. Proche de sa fin, il sera encore désespéré que la barbarie ait pu naître dans un État de droit, nullement étranger aux élections, aux référendums et à la souveraineté du peuple.

Collaborateur

Correspondance 1925-1941

Stefan Zweig et Klaus Mann
Traduit de l’allemand par Corinna Gepner
Phébus
Paris, 2014, 208 pages

CORRESPONDANCE

1925-1941

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