Raconter la vie, la petite vie, la vraie vie

« Le roman vrai de la société d’aujourd’hui. Soyez-en les personnages et les auteurs. » Sous cet appel, une collection et une plateforme interactive de récits « vrais » sont nées. Le pilote du projet est l’historien des idées Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France, assisté d’une équipe de sociologues et d’éditeurs.
« Vous aussi, rejoignez la communauté ! », lit-on d’emblée sur le site citoyen Raconterlavie.fr, « le Parlement des invisibles », ces Français qui se sentent oubliés, incompris, exclus du monde des gouvernants, des institutions et des médias, ou mal représentés. Cette plateforme ambitieuse accueille des récits qui illustrent directement la vie, « équivalent d’un Parlement des invisibles pour remédier à la mal-représentation qui ronge le pays ». Ce partage d’expérience réussira-t-il à enrayer la morosité des Français, la grogne et l’insatisfaction ?
C’est comme un grand cahier de doléances ouvert au peuple malheureux. L’entreprise se dit « indissociablement intellectuelle et citoyenne. Raconterlavie.fr a aussi une dimension morale, car il encourage l’intérêt pour autrui. » Rendre visible. Résister. Trouver du sens. Mieux conduire son existence, l’insérer dans un contexte politique. Rendez-vous sur le site Raconterlavie.fr : cela vaut la peine de voir.
Qui sont-ils?
Ils sont historien, sociologue, chercheur, éditeur et webmestre à l’animer. Ils donnent à lire des inconnus, qui racontent un mal-être, une épreuve, une réussite ou un échec, une crise passagère ou durable, un changement de métier, d’état, une journée, une tranche de vie. Pas un parcours qui soit irreprésentable. Mais livrer ces pans de réel sans voile ni effet, est-ce possible ? Est-ce utile ? Qui veut quoi ? Comment sélectionner, et classer ? Est-ce intéressant ?
L’ambition de relayer les silences de 70 millions d’individus paraît illusoire. Le très politique Pierre Bourdieu avait été plus circonspect, et avait pourtant produit le bouleversant La misère du monde(Seuil) avec son équipe de Chicago, en 1993. Aujourd’hui, les quidams se racontent partout, via la Toile, sans préambule, avec flash, ailleurs gonflant les cotes d’écoute. On veut du vrai, du direct, du brut, de l’émotion. Les écrivains, qui peaufinent les contextes, on les trouve compliqués…
À Raconterlavie.fr, on précise : il y a une éthique, un but : lire des récits clairs et ordonnés. Vous ? Devenez auteur, blogueur, faites-vous une bibliothèque virtuelle. Trouvez des liens. Des prolongements. Des références. Des petits livres. Fraternisez. Ce n’est pas rien. Mais est-ce quelque chose, cette société de témoins ?
Sur la plateforme
Pour les éditeurs, l’important est ce qui bouge : lieux, emplois, flux, solutions pratiques. Un fond légitime et senti, attendu, pas nécessairement cliché. Du directeur à la femme de chambre. De l’intermittente du spectacle au chômeur. Du maître- nageur au séminariste. Du routier à la fille d’immigrés. Du conducteur de métro au déserteur. De la malade à l’épicier. De l’ouvrière à l’avocat. Du séropositif à la chanteuse de bar. De l’emballeuse de cartons à Montréal au pêcheur breton. Du bipolaire aux échoués de nos performances de tout acabit.
Mais qu’est-ce qu’« un vrai roman de la société » ? Séparation, métier méconnu, entre-deux-mondes, passion, manque de respect, réorientation, les catégories sont aléatoires, quoique reliées. Rosanvallon attend le chef-d’oeuvre qui renouvellera la vision, le projet politique, et pourquoi pas la littérature en tant qu’utopie, sinon lien social? En attendant cet événement, la curiosité et l’empathie déploieront-elles la Cour des Miracles, le souk humain ? À surfer sur la plateforme, à force de nous chercher, la multitude ré-agencée nous tendra-t-elle notre vrai visage ? Ou faudra-t-il saisir un masque ?
Qui participera à ce chantier démocratique, aux règles strictes à respecter ? Cette encyclopédie sociale refondera-t-elle le collectif ébranlé ? On peut en douter, mais lui donner sa chance. L’équipe éditoriale, sept personnes dont l’historienne des États-Unis Pauline Peretz, veut dépasser les bonnes intentions : cette formule, pour le moment parmi d’autres, allie le Web, le papier et un haut niveau de compétence à tous les paliers.
Une collection sur papier et eBook, au Seuil, vient s’ajouter pour quelques euros à cette plateforme. Les libraires guideront-ils le lecteur vers ces auteurs un à un, que la complexité humaine, tout autant que sociale, n’aura pas rebuté ? Annie Ernaux a brillamment lancé cette collection (voir vitrine). Or on sait tous qu’elle se raconte à merveille dans l’histoire collective. Elle fédère à elle seule une communauté.
Cette littérature d’autoportraits, volontairement terre à terre mais en réseau, sera-t-elle thérapeutique ? Politique ? Beaucoup de questions se posent d’emblée. Le modèle de Balzac, de Zola, des grands romanciers réalistes anglais, américains, et ici et là de par le monde, n’est-il pas dépassé ? C’était hier. Avait-on assimilé la théorie de la relativité ? Internet et Facebook ? L’humain ferait-il un seul progrès en raison ? La réalité était-elle unifiable ? Catégorisable ? Et qu’en était-il de ce sujet vivant, plein de contradictions, qui désire et qui parle, qui veut et qui dit non ?
Fragiles appartenances, disent les sociologues, et pas seulement eux. En effet, on sait les risques d’effondrement. Mais apprend-on de l’Histoire ? Enfin, ce sujet qui maîtrise la langue lèvera-t-il, grâce à quelques exemples soutenus par des utopistes de l’université, de vraies solidarités ?
Collaboratrice