La cérémonie des adieux

Qu’est-ce que l’amour ? Comment le mesurer ? Et qu’est-ce qu’une vie réussie ? Ce sont quelques-unes des questions qui traversent L’amour des hommes, le dernier roman d’Hélène Rioux, son huitième, dont le titre est à prendre sous tous les angles.
Clément, un ancien fonctionnaire dans la soixantaine, invite Éléonore, une ancienne amante perdue de vue, à l’accompagner pour quelques semaines de « vacances » à Calvi, dans le nord-ouest de la Corse. Cet homme condamné, à qui il ne reste que trois semaines à vivre — même si les médecins lui ont donné jusqu’à un an —, a vécu toute sa vie en flambeur et décide de « finir ça en beauté sur l’île de beauté ».
Ils échouent presque chaque soir au Lost Paradise, un bar de la vieille ville où le monde se fait et se défait au gré des marées, des rencontres ou de l’ivresse. Histoires, conversations, réminiscences en vue de retarder l’inévitable. La proximité de la mort rend chacun forcément sentimental.
Si l’allusion à Milton saute aux yeux, le lien qu’établit Hélène Rioux avec sa propre oeuvre est lui aussi sensible. Pensons à Âmes en peine au paradis perdu (XYZ, 2009), ou à Éléonore elle-même, personnage apparu dans les nouvelles de L’homme de Hong Kong (Québec Amérique, 1986), alter ego récurrent de cette auteure née en 1949, qui était notamment la narratrice de Traductrice de sentiments (XYZ, 1995), roman dans lequel elle partageait une « terrifiante intimité » avec un tueur en série dont elle traduisait alors la biographie durant un séjour en Espagne.
C’est un tout autre face-à-face, une autre sorte d’intimité terrifiante qu’Éléonore va cette fois partager en Corse, durant ces quelques semaines qui vont lentement se transformer en mois.
Le roman mêle ainsi leurs conversations et les états d’âme de la narratrice. « Clément disait que tout ce qui évoque la mer est féminin. Certains hommes aiment la mer passionnément. Certains hommes aiment les femmes passionnément. Il disait que ce sont les mêmes. » C’était aussi son cas. Amoureux corps et âme des femmes (« J’ai aimé chacune d’elles d’une façon différente », dira-t-il, après en avoir fait l’inventaire). Amoureux de la mer. Amoureux de l’alcool.
Poussée de nostalgie et combat contre l’amertume, l’heure est au bilan, et peut-être plus à la légèreté. « Pas écrit de livre, pas composé d’oeuvre mémorable. Pas planté d’arbre, pas créé de fleur. Pas défendu de cause. Pas devenu cet homme dont on se souviendra. » Boire jusqu’à plus soif, se laisser engloutir par la mer, disparaître sans laisser derrière soi le moindre sillage. Cet homme qui éprouve le sentiment d’avoir raté sa vie ne souhaite plus qu’une seule chose : réussir sa mort.
L’année suivante, de retour en Espagne où elle séjourne afin de trouver un nom pour un parfum, Éléonore entreprend de déchiffrer le cahier bordeaux laissé en Corse par Clément. En 2004, à Montréal, la traductrice décide de s’attaquer au célèbre poème satirique de Byron, Don Juan. À ses réflexions, elle mêle ses impressions de voyage et ses souvenirs de Clément, qui aura cherché à sa façon l’amour — et le sens de l’amour — durant toute sa vie. « Toutes ces années où je l’avais oublié, et maintenant son fantôme ne me quitte plus. »
Ces trois époques alternent dans la narration de L’amour des hommes, dressant le portrait complexe d’une véritable fascination et nous jouant une cérémonie des adieux en trois temps où chacun raconte autant qu’il se raconte. « Toujours raconter des histoires, s’en faire raconter. Qu’importe le lieu, l’époque où se situe l’intrigue — passé ou avenir mythique —, les passions sont les mêmes, amour et haine. » La femme livre un même constat lucide et légèrement amer au sujet de ses propres voyages : « Mes voyages ressemblent aux femmes dans la vie de Clément : interchangeables. »
Les questions ne manquent pas et hantent tout le roman, traversé par l’écriture intelligente et sensible d’Hélène Rioux. Que reste-t-il de nous au terme d’une vie ? Comment vivre ? Le mouvement, en somme, est peut-être mieux que l’immobilité, l’interrogation préférable aux réponses. Comme Antonin Artaud qui croyait que « la vie est de brûler des questions ». Va savoir.
Collaborateur