Andreï Makine: polémique sur les valeurs françaises

Andreï Makine met l’esprit « zappeur » à l’épreuve du quotidien de la Seconde Guerre mondiale. Récit de moments héroïques, documentés par le lieutenant Jean-Claude Servan-Schreiber.
À rencontrer Andreï Makine, venu plusieurs fois à Montréal présenter ses livres, la même certitude m’a saisie : celle de côtoyer une intelligence suraiguë, toute une présence, avivée de son iris translucide. À ses réparties décapantes, à son sourire triste et bienveillant, s’ajoute, admirable, le parler de sa langue d’écrivain. Dévoué au pays d’accueil et lesté de l’expérience russe, l’homme demeure libre. Une qualité précieuse dans un corpus étonnant.
Makine ne ressemble à personne. Orphelin né en Sibérie, jeune militaire en Afghanistan, étudiant ou professeur à Moscou, à Novgorod ou à Saint-Pétersbourg, ville qui a changé de nom en moins d’un souffle d’homme, ce romancier très primé, immortel à mon sens, raconte l’extrême condition humaine.
Qu’en savaient-ils, ces existentialistes bavards et poseurs ? Il les dénigre, véhément dans son dernier livre. Ne sablaient-ils pas le champagne tandis que d’autres, pour notre avenir, sabraient leur propre vie à la guerre ? Ces philosophes loin du casse-pipe, et surtout Sartre vantant la liberté de penser en URSS, Makine les couvre de mépris.
Portraits de guerre
Qu’on ne s’étonne pas, à lire Le pays du lieutenant Schreiber. Avec quel talent il brosse le portrait du valeureux lieutenant français, catholique d’une illustre famille juive ! Jean-Claude Servan-Schreiber a 92 ans lorsque Makine relève l’échec cuisant d’un livre, Tête haute : souvenirs (Pygmalion, 2010). Ces souvenirs sans écho, son ami Schreiber les a consignés à sa demande expresse.
Makine offre son acuité aux hommes sur l’échiquier de la guerre. Retour au combat, donc, et à la fidélité gaulliste. Nous voici, lecteurs, face à un jeune homme s’extirpant d’un char bombardé, happés par le courage inouï des héros fraternels.
Des faits héroïques, Makine en a de quoi « pass[er] à l’offensive ». Plus sa collection s’enrichit, ses livres appelant les rencontres, plus il fourbit ses armes. Cette plume d’émotion se passionne pour ce XXe siècle de feu et de sang. Partout, la même chair, déchiquetée, peut se relever ! Marqué au fer brûlant, il convoque, par l’âpreté d’une pensée osée et clairvoyante, un trauma obsédant.
Névroses et indifférences
Qui contestera ces valeurs qui sauvèrent l’humanité de sa propre atrocité ? Qui niera la solidarité christique de ces jeunes gens, le sacrifice de leur engagement physique, la résistance et l’espérance en pleine tragédie ? Personne, sérieusement.
Qui a vécu cet enfer n’en sort pas indemne. Or, un civil ne partage pas ce réel-là. Et Makine s’emporte, face à cette différence, contre l’indifférence généralisée. D’abord, parce que les frères d’armes ne meurent jamais. Ensuite, parce qu’« au milieu de tous ces ectoplasmes névrotiques qui grouillent dans la production romanesque d’aujourd’hui », il juge la France sévèrement, quand elle refuse d’éditer et de relire son histoire. Tout n’aurait donc pas été dit ? Nenni. Hommage à chaque homme tombé.
Ce pourfendeur de l’éphémère « zapping » incarne l’homme écorché. Sa résilience, sa mémoire à vif, balzacienne, l’honorera longtemps. Car cette cause, il l’épouse, et cela se fait en fustigeant les glorioles de la littérature, de la communication, de l’argent et du vedettariat, la pipolisation généralisée. Dans son pamphlet Cette France qu’on oublie d’aimer (Flammarion, 2006), il avait déjà lancé son credo et sa critique acerbe. Ce pays idéalisé, amnésique, le déçoit.
Solidaires
Mais comment payer le prix du sang versé pour les droits de la personne ? Nobélisé, l’écrivain Gao Xinjiang milite lui aussi pour une anthropologie de la liberté (De la création, Seuil, 2013). Cet émigré chinois, qui a fui Mao, donne un sens fort à l’engagement. De même, qu’on suive l’oeuvre silencieuse, en cours, de la Vietnamienne Duong Thu Huong, que Sabine Wespieser édite courageusement (Les collines d’eucalyptus, 2014). Tous se sont donné une charge démiurgique.
Que de pages anthologiques, dans ce florilège des valeurs au champ d’honneur ! Nul ne peut toutefois s’y tenir, sans mordre la terre d’Alsace où ce lieutenant Schreiber, couvert de médailles, et ses compagnons se sont battus. Le récit de Makine en est le tombeau, tant la vision du « bourbier mental » contamine l’exaltation de la beauté.
Pourtant, au-delà du « monstrueux affrontement des peuples », de ce « planétaire hachoir de vies », c’est bien la vie qu’il faut vanter. Idéale, effleurée par instants, cette vie, les survivants la cherchent pour la plupart en vain. « Ces instants-là valaient bien un livre. », écrit-il, lui qui en situe le paradoxe à la chute des héros foudroyés.
Collaboratrice