Morand et Chardonne: quand un collabo écrit à un autre collabo

Paul Morand raconte que, lorsqu’on demandait à son père ce qu’il ferait de son fils, il répondait : «Un homme heureux.»
Photo: Agence France-Presse Paul Morand raconte que, lorsqu’on demandait à son père ce qu’il ferait de son fils, il répondait : «Un homme heureux.»

On pourra s’étonner que j’aie sciemment choisi de rendre compte d’un livre de plus de 1100 pages que, de surcroît, j’ai lu avec attention. Les correspondances d’écrivains, j’aime bien. Surtout qu’il s’agit d’un événement littéraire attendu depuis longtemps. Jacques Chardonne et Paul Morand étaient convenus d’une chose : leur correspondance ne serait pas publiée avant l’année 2000.

 

Si Gallimard en a retardé la publication un peu au-delà du délai souhaité, c’est sûrement par crainte des réactions défavorables. Les deux écrivains s’étaient compromis pendant la Deuxième Guerre mondiale. Morand avait servi la diplomatie sous Pétain. Chardonne s’était rendu à deux reprises à Weimar à l’invitation de Goebbels. On peut aussi croire qu’on n’espérait pas un grand succès de vente. Même si les deux amis avaient la certitude que leurs échanges épistoliers passionneraient les générations futures. Même si Chardonne a souvent écrit que les lettres de l’auteur d’Ouvert la nuit (Gallimard, 1922) avaient la qualité que l’on prête à celles de Voltaire et de Diderot. Même si Morand glissait à la fin d’une lettre un « Après nous, le déluge » qui en dit long.

 

J’avoue tout net que j’ai lu et relu l’oeuvre de Chardonne. Non pour les idées ou la vision très bourgeoise du monde qu’elle véhicule. Mais pour l’écriture. « Du cristal de roche », m’avait dit Dominique Aury lors d’une rencontre dans ses bureaux de la NRF. Aucune boursouflure dans cette écriture, une netteté presque austère. En politique, des errances. Il avait toujours cru à un rapprochement entre l’Allemagne et la France. Dans son pays occupé, il n’avait vu que des officiers allemands de grande culture. Il fut emprisonné à la Libération pendant trois mois, puis relâché.

 

Morand, en 1949, au moment où commence la correspondance, n’est plus l’écrivain célébré qu’il avait été. Il vit en Suisse, à Vevey, grâce à la fortune de sa femme. Il est antisémite, sa compagne est plus féroce encore à ce chapitre. Il s’inquiète du sort de la race blanche, tire à boulets rouges sur les communistes, les Noirs et les Arabes. Il préfère encore le régime de Pétain, abhorre de Gaulle, qu’il appelle Gaulle par dérision. Il ne perd aucune occasion de faire ses valises, fidèle à sa réputation de globe-trotter.

 

Juger les jeunes auteurs

 

Mais alors, pensez-vous peut-être, pourquoi consacrer tant d’heures à ce livre ? Pour commencer, ces deux écrivains savent écrire. Ils ont beau délirer à propos d’à peu près tout, ils le font sur un ton franc et direct qui acquiert une valeur ajoutée en notre temps si moralisateur. L’actualité littéraire qu’ils commentent avec férocité, j’en connais la plupart des artisans. Qu’ils estiment que Malraux est un fumiste, que Sagan est sans intérêt, que Camus ne serait qu’un journaliste de talent, que Cocteau n’est qu’un poseur n’est pas si gênant. Il n’y a pas que des restrictions dans ces lettres. « Nous sommes des morts ressuscités », écrit Chardonne. Ce sont de jeunes écrivains qui leur permettent de quitter leur isolement. On les a appelés les hussards. Michel Déon, Mathieu Galey, Bernard Frank, Roger Nimier, Jacques Laurent, Kléber Haedens, François Nourissier ont trouvé une solution de rechange à la littérature dite de l’engagement prônée par Sartre. Nos deux seniors les regardent évoluer, les jugent, les approuvent ou les condamnent.

 

Chardonne estime que l’écrivain ne gagne rien à faire du bruit. Il vit à La Frette, non loin de Paris. Pendant que Morand voyage à qui mieux mieux, il se contente de déjeuners en compagnie de jeunes disciples. Il croit qu’un écrivain ne doit pas écrire de romans après 70 ans. Si Morand avance que « la lecture est une distraction de paresseux », même s’il lit abondamment, Chardonne signale à son ami le moindre article. Il fait campagne pour qu’il entre à l’Académie. Comment expliquer qu’il se donne tant de peine pour une consécration dont il ne veut pas pour lui et qu’il tient pour anodine ? Mystère. Ce qu’il a fallu de flatteries et d’interventions pour que de Gaulle accepte que Morand porte l’habit et l’épée ! L’initiative ne sera couronnée de succès qu’en 1968. Cette année-là, Chardonne meurt.

 

L’arrosoir

 

Morand raconte que, lorsqu’on demandait à son père ce qu’il ferait de son fils, il répondait : « un homme heureux ». L’a-t-il été ? À 72 ans, il annonce à Chardonne qu’il renonce désormais aux femmes. « Je déteste la déchéance ; avant qu’elle ne vienne et que le corps me trahisse, je crois être plus gentil envers ce corps qui m’a bien servi… » Les lecteurs du Journal inutile savent qu’il se vantait d’être encore actif sexuellement pendant les dernières années d’une vie qui l’a mené jusqu’à 88 ans ! Cet homme à femmes avait parfois pour parler de son penchant des expressions vulgaires : « L’homme est un arrosoir ; c’est son rôle physique de se répandre dans tout vase ; le vase unique, l’épouse est une invention sociale. » Comme Chardonne, il était d’avis que le vieil âge n’est pas propice à l’écriture. Il cite les vers de Vauquelin de La Fresnaye : « Pour bien écrire encore, j’ai trop longtemps écrit/et les rides du front passent jusqu’à l’esprit ».

 

Chardonne suggère à quelques reprises que l’on ne publie que les lettres de Morand. Selon lui qui se délecte à la lecture de la correspondance des grands écrivains, il y en a « une, inédite, qui sera une illumination ». Croyait-il vraiment qu’on devait faire l’impasse sur ses propres lettres ? Qu’on me permette d’en douter. Les écrivains, même les meilleurs, sont coquets. Une illumination, cette correspondance croisée ? Je ne pense pas. Intéressante pour la connaissance de ces deux auteurs et pour la vie littéraire du milieu du siècle dernier, assurément.

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