Un frondeur délicat

Autour de 20 ans, Jean-François Nadeau, né en 1970 et aujourd’hui journaliste au Devoir depuis une dizaine d’années, ne partageait pas l’optimisme de beaucoup de gens de sa génération. « Je trouvais le conservatisme ambiant étouffant », avoue-t-il dans Un peu de sang avant la guerre, son dernier essai qui, encore plus que ses ouvrages d’historien engagé, nous le dévoile, au-delà des idéologies, pris aux tripes par l’horreur universelle de la haine.
Recueil de textes écrits entre 1998 et 2013, comprenant bien sûr des chroniques du Devoir mais aussi des articles disséminés dans plusieurs autres périodiques ainsi que quelques inédits, le livre examine le fléau de la guerre, notamment en Irak et en Afghanistan, sous un jour neuf. Il bouleverse les idées reçues sur une violence excusée lorsqu’on la juge nécessaire pour vaincre une autre violence plus condamnable, du moins à première vue.
Nadeau a brillamment décortiqué l’infamie allant jusqu’au terrible ridicule de l’extrême droite dans ses biographies de Robert Rumilly et d’Adrien Arcand, cet admirateur montréalais de Hitler. Mais il n’hésite pas à voir dans les bombardements aériens des Alliés sur l’Allemagne nazie, que l’on devait, pour lui, renverser de toute évidence, « l’étonnante pulsion destructrice que recèle le genre humain ».
Les morales de poltron
Tuer, entre 1940 et 1945, plus d’un demi-million de civils allemands, dont une multitude d’enfants, au nom de la démocratie, n’est-ce pas un cruel paradoxe dont le monde aurait dû se priver ? Nadeau ne se contente pas de se le demander. Il pousse la réflexion jusqu’à se révolter contre le fait que l’on considère seulement « les idées de progrès, de démocratie et d’autonomie du jugement » comme des « digues solides » qui protègent des dérives politiques.
Avec raison, l’essayiste trouve « instables et parfois trompeurs » ces « garde-fous » qu’il ose ne pas toujours dissocier des « mythes ». Il donne des exemples éloquents. Même si les deux pays combattaient le racisme hitlérien, le Canada refusait d’accueillir en grand nombre les réfugiés juifs fuyant la persécution nazie tandis que les États-Unis, sur leur propre territoire, jugeaient légale la ségrégation des Noirs.
En laissant entrevoir que la littérature et les arts éclairent le mieux ces contradictions lorsqu’ils explorent les zones abyssales, encore taboues, de la complexité humaine, Nadeau se démarque des autres spécialistes des sciences sociales. Cela caractérise la personnalité de celui qui, à 20 ans, exultait en découvrant que Pierre Vadeboncoeur, qu’il considérera comme un maître, nota, avec indignation, dès l’époque de Cité libre (1950-1966), que « notre jeunesse est bedonnante ».
Toute vérité n’est pas bonne à dire. Cette maxime ne suscite guère chez Nadeau une adhésion absolue. Il ne craint pas de lui accoler l’affirmation que donne un autre de ses maîtres, Arthur Buies (1840-1901) : « C’est une morale de poltron. » Vadeboncoeur et Buies, ces stylistes québécois, l’ensorcellent en lui rappelant que la vérité est avant tout une passion.
Si le polémiste se montre lucide à l’égard du « commerce équitable » que préconise une Laure Waridel, changement si peu révolutionnaire qu’« il prolonge le commerce ordinaire sous des dehors à peine plus doux », les mots qui le frappent, sur les pancartes du printemps érable, sont ceux des poètes. Derrière la fougue, la passion de Nadeau cache une extrême délicatesse.
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