Alain Farah, pilote d'ovni

Comment mêler à la manière du baloney le cinéma de Ridley Scott, les expériences psychiatriques commanditées par la CIA dans les années cinquante à l’Université McGill, la paranoïa, Umberto Eco en virée à Montréal, des éléments de sa propre vie et le printemps érable ? Entrevue avec un extraterrestre.
« Mon narrateur, c’est moi », annonce rapidement au bout du fil Alain Farah, 34 ans, prêt à se mettre en danger et à assumer pleinement son personnage. Quitte à devoir faire plus tard, au besoin, la part des choses. « C’est beaucoup plus intéressant de dire que c’est moi. Pour que la littérature existe, pour qu’elle existe comme performance, pour que l’arrivée de ce livre-là soit un geste fort, il faut que je dise que c’est moi. Alors, oui, c’est moi sur toute la ligne. »Professeur à l’Université McGill, il y enseigne la littérature française contemporaine et la création littéraire. Entré en littérature par la porte de la poésie avec Quelque chose se détache du port (Le Quartanier, 2004), qu’il a fait suivre d’un premier roman déjanté, Matamore no 29, Alain Farah nous offre aussi régulièrement depuis deux ans des chroniques aussi délirantes qu’intelligentes - à l’émission Plus on est de fous, plus on lit ! de la (ci-devant) Première Chaîne de Radio-Canada - consacrées aux mots à la mode ou aux classiques de la littérature.
Même si Pourquoi Bologne, son deuxième roman, est complètement différent, il serait tout de même possible de reprendre, à peu de mots près, ce que j’écrivais au sujet de Matamore no 29 au moment de sa parution en 2008 : « Un roman à la narration détraquée, autobiographie électrique et collage délirant, hanté par la maladie, la mort, par une histoire personnelle et familiale tissée de migrations. Servi par une forte dose d’autodérision et un penchant léger pour la métempsycose. » Le thème de la migration en moins.
Zapping de génie, faux roman de science-fiction, mais vrai tour de force, Pourquoi Bologne, comme les livres précédents d’Alain Farah, s’inscrit dans une démarche autobiographique originale et fascinante, mais d’une façon qui cherche à se détacher de sa personne et de son propre pathos. C’est « une histoire tirée par les cheveux ».
Dans le roman, un personnage nommé Alain Farah, lui aussi professeur de littérature à McGill, avait saupoudré un peu partout dans Matamore no 29 - « et sans savoir pourquoi » - des références à la ville de Bologne. Il affectionne les cravates griffées et s’habille selon les principes de la Société des ambianceurs et des personnes élégantes (SAPE). Perdu au jeu par sa mère, puis élevé dans un orphelinat, obsédé par les expériences de déprogrammation menées par Ewen Cameron à l’Institut Allan Memorial, il « entend des voix » qui le font balancer entre 1962 et 2012. Il souhaite faire un roman dans lequel il pourrait « traduire l’expérience télescopée » de ses différentes époques - roman qu’il fait écrire par une assistante parce qu’il se croit manipulé à son insu par la CIA.
Bienvenue dans la tête d’Alain Farah.
L’art du mélange
« Je ne suis pas sociologue. La confusion est ma méthode », confesse Farah, le personnage-narrateur du roman. N’est-ce pas ce qu’est le saucisson de Bologne ? Appelé familièrement baloney chez nous, cousin américain de la mortadelle italienne, il est fait de « viandes séparées mécaniquement » auxquelles on ajoute tout un tas de sous-produits, de la protéine de synthèse, quelques épices et des saveurs artificielles. De la confusion et beaucoup de liant.
Sous la plume d’Alain Farah, devenu maître ès charcuterie littéraire, la culture populaire, le cinéma, la musique et les jeux vidéo se fondent : « En fiction, il n’y a de vérité ni de mensonge. C’est l’ambiguïté du statut qui m’intéresse. Et ça, ça m’est apparu comme une espèce de dope. Je pouvais tout à coup doper toutes les expériences, je pouvais exorciser ce que j’avais à exorciser et faire des choses que je ne pouvais pas faire. » Comme avoir une arme dans son tiroir, porter un « casque de bain cognitif » ou piloter un vaisseau spatial.
Roman onirique, plein d’humour et d’autodérision, fait d’une succession d’états altérés de la conscience, Pourquoi Bologne est aussi, au fond, une sorte de condensé de l’expérience un peu schizoïde de tout écrivain.
Invention et résistance
Chose certaine, Alain Farah est une drôle de bibitte littéraire. « Et il m’intéresse, ce devenir-bibitte, justement. La littérature québécoise, je la trouve très pacifiée, et ça ne me dérange pas du tout d’amener un peu de cancrelats là-dedans. »
Ce devoir d’invention et de résistance qu’il assigne à la littérature est lié de près à son intérêt constant pour l’avant-garde (il a fait sa thèse sur Olivier Cadiot et Nathalie Quintane, « des écrivains que personne ne connaît »). Pour lui, la littérature dépasse largement le cadre de la page. C’est un geste. Un lieu où là aussi tout se mélange et peut avoir un impact sur la vie du lecteur. « De la cravate que je mets à l’émission de radio jusqu’au livre qui sort, pour moi tout fait sens », explique l’écrivain, qui revendique du même souffle l’influence de Marcel Duchamp dans son désir de concilier l’art et la vie, mais sans être tout à fait dupe de son obsession pour l’histoire des formes.
« Je viens de recevoir le livre, tiens, et j’ai presque envie de dire, dans une sorte de délire catholique : ceci est mon corps, ceci est mon sang. Sauf que c’est un corps et un sang faits en laboratoire. C’est comme le hamburger in vitro… » Nous sommes loin du roman « normal » que son éditeur (fictif) souhaite lui voir écrire.
« Normal, poursuit Alain Farah, ce n’est pas intéressant. Ça l’est dans nos vies d’hommes et de femmes, bien sûr, comme aller à l’épicerie pour y acheter des hamburgers qui n’ont pas été faits in vitro et faire en sorte que nos enfants mangent bien. Oui, d’accord. Mais pour moi, un roman normal, ça ne peut pas exister. Les oeuvres qui restent, ce sont des oeuvres intenses. En ce sens, je suis un vrai moderne, et je crois qu’on peut changer le regard par la culture. »
« Autrement, c’est une littérature qui ne se met pas en jeu, où l’auteur ne se met pas en danger, où la notion de risque est absente. Ça ne me dérange pas que ce ne soit pas intense dans la vie, mais je ne conçois pas que la littérature, elle, ne le soit pas. C’est quelque chose que je ne comprends pas, et je me dis : à quoi bon ? »
L’esprit du lieu
Son embauche à McGill, un adoubement par l’Institution (avec la majuscule) qu’il qualifie lui-même d’« événement improbable pour moi », lui qui faisait depuis 10 ans ses « petites affaires » tranquillement dans son coin, a été une sorte de traumatisme auquel il a choisi d’appliquer la médecine qu’il avait déjà servie aux autres événements marquants de sa vie : en faire de la littérature. « Ça a vraiment joué avec mon cerveau », raconte-t-il en riant.
Pour lui, en plus, qui n’avait jamais mis les pieds à McGill avant d’y être embauché, le décor a fini par s’imposer : l’hôpital Royal Victoria, les vieux pavillons, le réservoir McTavish, les fantômes du passé. La littérature s’est chargée du reste.
« L’autofiction, c’est mettre sa propre personne en jeu, avec tout ce que ça représente. Et c’est précisément parce qu’il y a le mot fiction là-dedans que ça devient compliqué », estime Farah, donnant comme exemple marquant L’adversaire d’Emmanuel Carrère.
Après avoir participé au Devoir des écrivains il y a quelques années et annoncé dans sa notice biographique, comme pour tenter le diable, qu’il préparait un livre qui s’intéresserait aux liens entre McGill et la CIA, il a été contacté par une dame qui en avait long à raconter sur les expériences de déprogrammation dont elle aurait été victime. L’écrivain en a bien sûr nourri son roman. La fiction rattrapait un peu la réalité. Ou alors est-ce l’inverse ? On ne le sait plus.
Ce qui fait sûrement rire Alain Farah, lui qui écrit dans Pourquoi Bologne : « La littérature n’arrive pas à la cheville de la vie. »
Collaborateur