Littérature étrangère - Les amours imaginaires de Jeffrey Eugenides

La Rochefoucauld l’écrivait il y a longtemps : « Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’amour. » C’est fou ce que l’on peut trouver dans les livres, non ?
C’est un peu le cas des trois jeunes adultes (deux garçons, une fille) que Jeffrey Eugenides fait se rencontrer à Brown, une université du Rhode Island membre de la prestigieuse Ivy League, où il a lui-même fait ses études. Ils y trouveront un peu de tout : des histoires d’amour qui se terminent bien, l’envie d’aller rencontrer mère Teresa à Calcutta, cent façons de manipuler les doses de lithium.
Campé au début des années 1980, Le roman du mariage met en scène la collision frontale entre les idées radicales de la French Theory (la pirouette de marketing sous laquelle on a rangé et utilisé aux États-Unis les pensées de Foucault, de Derrida, de Deleuze, de Baudrillard, etc.) et l’orthodoxie du New Criticism. Une querelle des Anciens et des Modernes, si on veut, jouée cette fois sur le terrain miné des rapports hommes-femmes.
Le roman du mariage - un titre un peu insignifiant après son passage à travers le tordeur de la traduction - explore ainsi, sous la forme d’un roman « universitaire » (nos voisins parleront de « campus novel »), le désarroi de quelques jeunes privilégiés forcés en quelques années d’apprendre la vie (et l’amour et la mort). En même temps que de participer à la déconstruction intellectuelle de toutes leurs certitudes d’Américains et de post-adolescents.
Ici, Mitchell, Madeleine et Leonard forment les branches d’un triangle amoureux. Un triangle coloré par la montée du féminisme, son impact dans la chambre à coucher, le brouillage des codes et la persistance, malgré toute cette liberté, d’un certain puritanisme américain. Car l’université n’est pas non plus tout à fait, n’est-ce pas, « le vrai monde ». « Dans le monde réel, quand on citait quelqu’un dans une conversation, c’était qu’il était connu. À l’université, on privilégiait les noms obscurs. »
Dans ses Fragments du discours amoureux, Barthes avait mis au jour de manière assez « terrible » l’extrême solitude du discours amoureux. Les personnages brillants, formidablement névrosés et bien incarnés d’Eugenides, à leur façon, en feront tous l’expérience.
Alors que Madeleine s’attelle à une thèse sur « Jane Austen, George Eliot et la question du mariage dans le roman anglais », tandis que Mitchell se découvre un intérêt pour le mysticisme chrétien et s’envole pour l’Inde, la queue entre les jambes, Leonard, lui, souffre d’épisodes assez graves de maniaco-dépression. Rien pour calmer les hésitations de la jeune femme, déchirée sans en être consciente entre son attirance physique pour Leonard, ses sentiments pour Mitchell et sa quête de liberté - qui prend souvent, sous couvert de critique du patriarcat, la couleur des derniers diktats théoriques à la mode.
Sans vraiment révolutionner le genre, Jeffrey Eugenides se réinvente lui-même une fois encore avec Le roman du mariage, son troisième roman, 10 ans après Middlesex (prix Pulitzer en 2003) et 18 ans après Virgin Suicides, adapté au cinéma en 1999 par Sofia Coppola.
L’écrivain de 52 ans résumait récemment toute sa carrière comme une tentative de réconcilier deux pôles de la littérature : l’expérimentalisme des modernes, d’un côté, et, de l’autre, un art du récit et des personnages tel que mis en avant par les grands écrivains réalistes du XIXe siècle.
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