Cinquante ans de Review

New York – C’est la revue littéraire la plus célèbre du monde. Bimensuelle, la New York Review of Books - la Review tout court - fête son cinquantenaire (son numéro 1 est paru le 1er février 1963). « Littéraire » est à comprendre dans un sens strict et large à la fois. L’exigence d’écriture y est primordiale et rien de ce qui est écrit ne lui est étranger : des relations internationales au roman, de l’art aux neurosciences… Son concept a d’emblée consisté à réinsérer le rapport à l’écriture et à la culture dans leur environnement politico-socio-économique, ensuite à promouvoir la valeur intrinsèque du texte critique.
Poètes et écrivains, historiens, scientifiques… La liste de ceux qui ont publié dans ses colonnes en cinquante ans remplirait un bottin d’une rare qualité. Un bottin qu’un Tom Wolfe a jugé mondain : la Review est « l’organe théorique du chic radical », disait-il en 1970. De fait, celle-ci s’est inscrite dans la mouvance du progressisme, comme nombre de ceux qui y ont contribué. Mais sa qualité et sa notoriété se sont si largement imposées que, d’Isaiah Berlin à George Kennan, ou de Vladimir Nabokov à Saul Bellow, beaucoup y ont trouvé leur place qui auraient récusé une identité « progressiste ». Aucune autre revue n’a eu, en un demi-siècle, autant d’influence sur la vie intellectuelle américaine et internationale.
Rencontre avec Robert Silvers, son rédacteur en chef, qui veille à leur qualité depuis le début. À 83 ans, ce bourreau de travail, insatiable perfectionniste, continue de passer même ses week-ends à relire la moindre ligne à paraître dans le numéro suivant (et à pester contre les manquements qu’il décèle dans celui qui vient de sortir).
En lançant la Review, en février 1963, qu’aviez-vous en tête ?
En 1959, [la critique] Elizabeth Hardwick avait publié dans la revue Harper’s, où je travaillais, un article intitulé « Le déclin de la critique de livres ». Elle y expliquait combien y dominaient l’absence de ton et la tiédeur du fond. Propriétaire d’Harper’s, le patron de la maison d’édition Harper Row a très mal pris la chose. Mais moi, j’adhérais à l’idée de l’affadissement de la critique. Quatre ans plus tard, avec Elizabeth, Jason et Barbara Epstein (décédée en 2006), qui deviendra codirectrice avec moi, nous avons lancé la Review. Notre ambition était de revaloriser l’engagement du critique et la qualité de l’écriture. L’idée neuve consistait à faire appel à de grands auteurs pour parler de livres. La plupart ont immédiatement répondu favorablement. Le premier numéro comprenait des articles sur des oeuvres de James Baldwin, Arthur Schlesinger, Jean Genet, J. D. Salinger, Simone Weil, etc., et des critiques tels Norman Mailer, Mary McCarthy, Gore Vidal, William Styron, Susan Sontag… On en a très vite vendu 100 000 ! À l’évidence, la demande existait. […]
En 2008, dans Les dilemmes d’un rédacteur en chef, vous écrivez : « Dès le début notre inclination a été de prendre le parti des gens ou des groupes souffrant des pouvoirs de l’État. » Ni progressiste ni conservatrice, mais du côté de ceux qui souffrent des abus des puissants : telle serait l’identité de la Review ?
Oui. Cela ne signifie pas être dénué de direction politique ou culturelle. Mais nous avons été les premiers à publier aux États-Unis les écrits de Simon Leys sur la Chine. Nous avons vite perçu l’urgence de la question des droits de l’homme dans les États totalitaires et publié Adam Michnik, Vaclav Havel, Andreï Sakharov. Nous avons aussi diffusé un rapport non public de la Croix-Rouge où elle usait expressément du terme « torture » quand le gouvernement Bush la niait.
En 50 ans, quel a été l’impact de la Review sur le débat intellectuel aux États-Unis ?
Je suis incapable de répondre. Les articles sont des actes de foi dont on ne connaît jamais l’effet à long terme. Cela dit, dès notre première année, le président Kennedy est assassiné. La guerre du Vietnam a commencé. Peu après, nous avons publié l’article de Noam Chomsky sur la « responsabilité des intellectuels » (23 février 1967) devant une guerre injustifiée moralement et politiquement. Cela ne nous a pas empêchés de publier sur le sujet des textes d’auteurs aussi différents que George Kennan, Hannah Arendt ou Hans Morgenthau. Ni celui du prêtre André Gelinas sur les atrocités des Nord-Vietnamiens à Saïgon après leur victoire. La Review s’est beaucoup exprimée sur les droits civiques et la guerre du Vietnam parce que ces thèmes ont marqué une génération d’auteurs américains. En même temps, nous avons publié la critique de Jacques Derrida par [le philosophe américain] John Searle. […]
Nous avons toujours demandé à des esprits critiques de s’engager dans les débats saillants d’une époque. Ce qui me rend fier, c’est que, parmi les opposants à la guerre du Vietnam, beaucoup refusaient de tenir compte de la répression sauvage dans les pays communistes. Or, sans maintenir le cap sur la critique du bloc soviétique ou la révolution culturelle en Chine, nous n’aurions pas subsisté. De même, depuis les années 1990, nous sommes très préoccupés par les conséquences de l’islam politique pour l’avenir. Les sociétés musulmanes toléreront-elles les valeurs fondamentales de toute l’humanité ? Et comme dans le cas des totalitarismes soviétique et chinois, la Review doit tenir compte de la part jouée par le caractère hypermilitarisé de la réaction américaine à ce phénomène.
Pourquoi la Review n’a-t-elle pas essaimé dans des pays non anglophones ?
Nous avons eu beaucoup de contacts, mais il faudrait trouver un partenaire qui défende la même conception de la critique et de l’indépendance que nous. Aux États-Unis, les presses universitaires constituent un cadre de diffusion unique en son genre. Le soutien d’une vie culturelle institutionnelle et d’une communauté universitaire est un élément crucial du succès, que nous n’avons pas trouvé ailleurs.
La qualité de la critique est-elle menacée aujourd’hui ?
L’esprit critique n’est affaire ni de tendance ni d’école. Il n’est pas plus difficile qu’il y a 50 ans de trouver de bons auteurs. La profondeur de la connaissance, la finesse de la perception perdurent.
La révolution Internet jouit d’une « absence quasi totale de critique », avez-vous écrit récemment. Pourtant, des milliers de livres se publient sur ce sujet…
Oui, mais peu s’intéressent à l’influence d’Internet et des nouveaux médias sur la pensée, les sentiments, les relations humaines, la responsabilité politique. Beaucoup de jeunes voient leurs vies guidées par les médias sociaux. Or, pour le moment, l’attractivité des nouveaux moyens de communication résiste à toute approche critique externe qui leur appliquerait des règles d’évaluation. On estime ces évolutions définitivement acquises, ce qui n’est jamais le cas. Certes, nous avons publié Robert Darnton (directeur de la bibliothèque d’Harvard) sur l’avenir du livre. Mais les évolutions actuelles mériteraient de notre part beaucoup plus d’attention. Une bibliothèque numérique universelle serait une percée majeure, mais poserait des problèmes commerciaux et intellectuels énormes. La critique littéraire s’est encore peu penchée sur ces sujets. […]
Avez-vous des inquiétudes pour l’avenir de l’écrit ?
Aucune. En revanche, j’en nourris pour sa qualité. Twitter, c’est 140 caractères maximum. Ça limite les possibilités, même si cela peut aussi susciter des aphorismes inattendus.
« La question consiste à savoir comment peuvent être préservées les fonctions, la connaissance et la culture que la technologie inventée par Gutenberg a permis de diffuser », avez-vous écrit…
C’est essentiel. Parce que, de Platon et Aristote à Marx et Freud en passant par Machiavel et Erasme, il existe une continuité de pensée qui ne peut se perdre sans dommage. Le plaidoyer pour la paix, d’Erasme, a aujourd’hui plus de sens que jamais.
Avez-vous un blogue personnel ?
Certainement pas ! Un rédacteur en chef n’est pas là pour dire ce qu’il pense.