Dany Laferrière - Dans la salle des machines

L’art du titre exige un doigté que Dany Laferrière maîtrise avec brio depuis l’explosif Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer. Celui qui s’afficha sur une jaquette comme un écrivain japonais lance cette fois Journal d’un écrivain en pyjama, sans fard mais avec son poids de mystère. Sous-titré Chronique, ce livre est une série de rubriques inégales : monologues, dialogues avec un lecteur, conseils à des écrivains présents, futurs ou fantasmés, coups de chapeau à ses auteurs préférés, souvenirs glanés à l’enfance, métaphores. Les lecteurs retrouveront au passage l’odeur de l’un ou l’autre de ses romans, celle du café de la grand-mère Da et le Montréal de l’usine et du premier roman. Nous voici en pays de connaissance. « Ce monologue qui dure depuis plus de trente ans… », énonce-t-il. Appelons ça une oeuvre. « J’ai écrit vingt livres. »
Il est un homme en mouvement, et comment se démêler parmi les nombreuses escales et correspondances ratées qui l’ont mené jusqu’à vous après poireautage dans maints aéroports, où les noms Port-au-Prince et Toronto surnagent ? Lui qui aime écrire dans les lieux de passage en profite pour accrocher sa prose au va-et-vient ambiant. Son oeil fatigué témoigne pourtant de l’urgent besoin de se poser.
Les gens disent avoir l’impression de le connaître, parce qu’il écrit au « je », ce moi du narrateur qui n’est ni tout à fait le même ni tout à fait un autre que lui. « C’est le fondement même de la littérature. Le lecteur doit croire ce qu’on lui propose, sans savoir vraiment comment ça marche. » Laferrière est aussi un homme public, qui aime prendre la parole sur toutes les tribunes, et s‘affiche en cela comme un écrivain contemporain. « Ça ne fait pas un siècle que l’écrivain entre en scène sans laisser parler son oeuvre. J’ai incorporé l’époque en parlant. Mais d’autres, comme Réjean Ducharme, se taisent. Il n’y a pas de règles. »
Avant et après
Ce prix Médicis 2009 pour L’énigme du retour, Laferrière en témoigne dans ce livre et en entrevue : la vie avant, la vie après. « Tous ces gens qui vous courent après. Surtout que le tremblement de terre à Haïti est survenu dans sa foulée. On me consultait sur tout, sur l’adoption des enfants haïtiens orphelins du séisme. J’étais devenu l’Haïtien de service. » Plusieurs écrivains paralysent après un gros prix. « Le pouvoir que ça procure corrompt. Mais on est primé pour un livre qui était déjà écrit. Alors, autant continuer sur cette lancée et garder sa couleur. » Tout le reste à ses yeux est faiblesse.
Plus que tout, son livre témoigne de l’ascèse de l’écriture. « Il y a ceux qui plongent et ceux qui ne plongent pas. On doit chercher le coeur des choses, tomber dans l’obsession. Il faut attendre le monstre qui arrive. »
Le fantôme de Borges, son écrivain d’élection - « un Sud-Américain avec le flegme anglais » -, trône ici en majesté, mais également Voltaire, Kafka, Proust, Truman Capote, Moravia, Philip Roth, etc. « La meilleure école d’écriture passe par la lecture de grands auteurs. Nos sens sont alors plus aiguisés et le goût se développe », estime-t-il. Pas question pour lui de taire ses références littéraires sous prétexte que bien des lecteurs ne connaissent pas ces auteurs. « Sinon, ils disparaîtront de la circulation. Et ce sera pire que tout. Mais 10 % des lecteurs peuvent suivre. »
Ce livre possède des liens avec son précédent L’art presque perdu de ne rien faire, chroniques qui abordaient aussi ses amours littéraires. Mais ici, Dany Laferrière cible plus particulièrement un art poétique à travers ces lettres à un jeune poète, façon Laferrière, qui n’évitent pas complètement le piège sentencieux. Dany a hésité avant de s’y frotter.
Il rappelle pourtant que les peintres apprentis vont voir les toiles de maîtres, et partagent ainsi leur intimité. « C’est une façon de communiquer. Je ne prétends pas être un maître, mais j’ai du métier et tant de jeunes écrivains me demandent des conseils. Après ça, ils n’auront qu’à me lire et j’aurai congé pédagogique… »
Petit, il se sentait plus impressionné par les magiciens qui manquent leur truc que par la magie elle-même. La mécanique l’inspire. « J’apporte ici une description de la littérature, vue d’en bas, de la salle de machines. En même temps, je me méfie de l’expérience. La grâce des débuts est plus belle. Ensuite, on doit travailler longtemps pour la retrouver. L’expérience apporte quand même une modestie. Les jeunes écrivains refusent de faire des poignées de porte. Ils inventent. Ils agacent. Mes conseils peuvent aider seulement ceux qui ont du talent. Rien d’important ne s’enseigne, après tout. »
Art poétique
Dans son Art poétique, Verlaine conseillait aux écrivains « de la musique avant toute chose ». Dany dit de même, en précisant : « Le rythme plus l’émotion égale la musique. » Il rappelle que si, du temps de Balzac, les descriptions pouvaient être longues et touffues, aujourd’hui, avec la télé, les nouvelles technologies qui offrent leur poids d’images, mieux vaut sauter à l’essentiel, éviter le trop-plein d’adjectifs aussi. « Balzac devait inventer la télé et le regard. Quant à Proust, il devait mettre en scène l’intimité de l’image. »
Dans un intéressant volet, l’écrivain fait la différence entre le monologue français et le dialogue américain. « Les Américains ont le sens du concret. Ils font du cinéma de bruit et de fureur. Les Français absorbent et digèrent à travers une voix unique. Leur sens de l’harmonie s’oppose au rythme américain. En France, on voit l’écrivain et l’impact d’un prix dure plus longtemps qu’en Amérique, où l’idée de l’oeuvre existe peu. Le livre de l’un y chasse le livre de l’autre. »
Dany remarque que le désir d’écrire pour donner la parole aux sans-voix, moteur du Martiniquais Aimé Césaire, s’est effrité. « Il avait un rapport avec l’idéologie communiste. J’ai une réticence face à cette conception du monde, même si un grand auteur comme Césaire pouvait en tirer des perles. »
Être un écrivain haïtien né sous une dictature a forcé Dany Laferrière à se poser la question du politique dans l’oeuvre. « Il existe d’autres voies qui passent par ce que nous vivons. En écrivant mon premier roman, j’ai fait un choix radical : ne pas écrire une seule fois le nom Haïti, mais remplacer la bataille contre la dictature par le sexe. Je préfère stimuler la jeunesse que lui apporter le pouvoir. »
Il l’avoue toutefois : « Je vais de moins en moins vers le roman. » Lui qui va bientôt passer trois mois en Suisse prévoit d’aborder dans son prochain livre ses voyages et le goût de l’errance. L’exil est aussi un pays.
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NDLR: Une correction a été apportée à ce texte après publication.