Petit traité de la corruption ordinaire

Jean-Jacques Pelletier
Photo: Marie-Hélène Tremblay - Le Devoir Jean-Jacques Pelletier

Le moins que l’on puisse dire de Jean-Jacques Pelletier, c’est qu’il a de la suite dans les idées. Après les personnages hallucinants s’opposant dans des conflits aux ramifications colossales, les complots sans fin et les milliers de pages des Gestionnaires de l’Apocalypse, le boulimique « semi-retraité » revient à la charge avec deux livres presque coup sur coup. Un roman, Les visages de l’humanité, publié dans la collection « GF » chez Alire, et un deuxième essai, La fabrique de l’extrême,édité par Hurtubise après Les taupes frénétiques. Un autre bon millier de pages racontant, toujours sous des angles divers, la honteuse faillite morale de notre monde.


D’emblée, on est porté à lui demander s’il n’écrit pas chaque fois le même livre…


Un seul livre


« On dit souvent qu’un écrivain n’écrit qu’un seul livre au cours de sa vie… Dans mon cas, je m’aperçois qu’il y a deux ou trois choses qui reviennent dans tous mes livres : le morcellement de notre perception du monde, ce qui rend difficile le fait de lui donner un sens ; les comportements aberrants qui nous poussent vers l’autodestruction collective ; le mélange de naïveté et d’aveuglement volontaire qui nous fait fermer les yeux sur nos comportements les plus délirants… Voilà ce qui nous empêche, personnellement et collectivement, de donner un sens à notre vie. » Et voilà bien ce que raconte Les visages de l’humanité, qui est une sorte de petit traité de la corruption ordinaire…


Le roman est toutefois d’une couleur plus réaliste, plus « localisée », aussi, que Les gestionnaires… Finies les intrigues à l’échelle planétaire, on l’a dit ; l’Institut et le Consortium ont disparu. Restent Théberge, l’inspecteur du SPVM à la retraite, et Victor Prose, son ami écrivain, avatar de Jean-Jacques Pelletier lui-même ; avec en prime l’énigmatique Natalya, « tueuse professionnelle faisant dans l’humanitaire »…


Le scénario est évidemment complexe, multiple ; il y est tout au long question des intérêts des multinationales face aux grands enjeux écologiques, d’argent, de politique et de corruption aussi. Avec quelques rares incursions en Europe et chez les voisins du Sud. Ici, donc. Comme dans la vraie vie, pourrait-on dire…


« Avec Les visages de l’humanité, poursuit Pelletier, je me suis plutôt intéressé à l’intégration des perspectives : de la plus large (l’avenir menacé de l’humanité) à la plus réduite (les problèmes de Théberge, de Prose et de Natalya). On passe par une enquête localisée sur deux ou trois meurtres (à Montréal), un affrontement entre une multinationale du gaz de schiste et des groupes de citoyens, des magouilles politiques et des cas de corruption-manipulation. L’idée était de montrer comment des problèmes locaux peuvent s’insérer dans une trame mondiale… Pour cette raison, j’ai assez largement modifié le traitement temporel de l’histoire : toutes les indications d’heure et de jour ont disparu. Il ne reste que trois parties : avant, pendant et après - ce qui laisse plus de place à la temporalité propre du roman. […] Au fond, mes livres sont une sorte de chronique des effets de la bêtise humaine - dont, par ailleurs, je ne me désolidarise aucunement -, une sorte de système digestif : on y trouve tout ce que j’ai besoin de mettre en récit pour pouvoir le digérer. »


Bref, ce n’est pas du tout que l’ancien prof de philo se répète : c’est plutôt qu’il documente la fin du monde au quotidien, secteur par secteur, à chaque nouveau roman. Comme s’il traçait une sorte de portrait du mal ordinaire et de la « bêtise jacassante » qui nous entourent… et dont savent profiter quelques salauds de classe supérieure. Même si le tout se termine sur un « happy ending local relatif », comme il dit, la catastrophe globale appréhendée se profile toujours à l’horizon de ces Visages de l’humanité.

 

Étrange complicité


Difficile, d’ailleurs, de ne pas souligner à quel point l’action du roman est particulièrement collée à la réalité. Tout au long de ce complot que l’on voit se déployer sous nos yeux, il est question de chantage, de pots-de-vin et de corruption d’hommes politiques et de policiers ; on y cite la commission Charbonneau et la fameuse vidéo antimusulmane qui a enflammé le monde arabe. Comme dans tous les autres chapitres de cette même saga qu’il décrit pour nous depuis ses tout premiers livres, ce lien tendu, dynamique, entre la réalité et la fiction pose des questions intéressantes sur les rapports à l’écriture qu’entretient Jean-Jacques Pelletier.


« La fiction est toujours un rapport à la réalité, répond le romancier. Quand c’est un rapport à la réalité intérieure des personnages, quand il s’agit de drames humains, il est plus facile de transposer de façon à ce que le référent s’efface presque complètement. C’est comme s’il existait chez les lecteurs (et l’auteur) un certain fonds commun d’humanité sur lequel l’auteur peut compter pour fonder la crédibilité de son histoire. Par contre, quand c’est à la réalité sociale et aux logiques d’intérêt qu’on s’intéresse, la mise en scène des événements, bien que transposée, doit serrer la réalité de plus près pour paraître vraisemblable. Les événements imaginés doivent pouvoir s’inscrire avec évidence dans les logiques


Pelletier dit aimer jouer « sur les frontières entre la réalité et la fiction ».« Un personnage de fiction, dit-il, c’est aussi un point de vue. C’est la raison pour laquelle j’ai cosigné avec Prose Les taupes frénétiques et La fabrique de l’extrême. Parce que les deux essais ont été écrits de son point de vue et que je me suis imposé, pour les écrire, certaines de ses habitudes. » Dans le premier ouvrage, l’étrange complicité Prose-Pelletier met en relief « la frénésie myope et la courte vue » qui ont transformé les humains en taupes frénétiques. Alors que La fabrique de l’extrême, qui vient de paraître, souligne en quatrième de couverture que « le simple fait d’exister, de se produire comme individu, devient un exercice de plus en plus extrême ».


Pas vraiment étonnant, donc, de voir, à la toute fin de l’histoire, Jean-Jacques Pelletier remercier « la commission Charbonneau pour avoir donné de la crédibilité à l’ensemble de mes romans » et « tous les hommes politiques, fonctionnaires, entrepreneurs […] pour avoir rendu vraisemblables et presque banales mes plus fantaisistes fabulations ».


Difficile de ne pas être d’accord. Et de ne pas s’en attrister encore plus…


 

Collaborateur


***

 

Les visages de l’humanité

Jean-Jacques Pelletier

Éditions Alire, collection « GF »

Québec, 2012, 556 pages

 

La fabrique de l’extrême

Jean-Jacques Pelletier avec la collaboration de Victor Prose

Hurtubise

Montréal, 2012, 438 pages

À voir en vidéo