Diderot vs Wikipédia - Un projet utopiste guide les encyclopédistes
Ce texte fait partie du cahier spécial Édition - Journée québécoise des dictionnaires
Diderot, Larousse et les auteurs de Wikipédia… Est-ce que les savoirs, connaissances, analyses et réflexions des encyclopédistes, savants des XVIIIe et XIXe siècles, ou de simples quidams, internautes du XXIe siècle, se valent ? Est-ce que tout le monde peut vraiment contribuer au savoir universel ? Des questions auxquelles Jean-Yves Mollier, professeur et directeur de l’École doctorale Cultures, régulations, institutions, territoires de l’Université de Versailles -Saint-Quentin-en-Yvelines, en France, tentera de répondre le 4 octobre prochain, lors d’un colloque présenté dans le cadre de la quatrième Journée québécoise des dictionnaires. Il nous donne ici quelques éléments de réponse et pistes de réflexion.
Le Devoir : On a de la difficulté à trouver des points communs entre l’Encyclopédie de Diderot au xviiie siècle et Wikipédia…
Jean-Yves Mollier : A priori, il y a effectivement beaucoup de différences, mais le rapport entre les deux, et même entre les trois si l’on considère le Grand Dictionnaire universel du xixe siècle de Pierre Larousse, c’est l’utopie. Deux utopies, en fait : la première est de considérer qu’on peut réunir tous les savoirs du monde, ce qui est naturellement impossible même en réunissant la meilleure équipe de savants ; la deuxième est de croire que tous les lecteurs sont capables de lire et d’emmagasiner les articles qui vont leur être donnés. Les encyclopédistes, quelles que soient les époques, sont tous guidés par un projet utopique au sens philosophique et généreux du terme.
Nous avons cependant, d’un côté, des projets rédigés par des savants triés sur le volet et, de l’autre, une encyclopédie participative…
Ça, c’est une des idées anarchistes et libertaires des fondateurs du web. L’idée que chacun vaut l’autre, chacun a son lot de connaissances. Ce n’était pas vrai du tout ni à l’époque de Diderot, ni à celle de Pierre Larousse : l’un comme l’autre, entourés des équipes qu’ils avaient constituées, étaient persuadés que, à eux tous, ils détenaient tous les savoirs. Ils étaient certains que, s’ils demandaient à un paysan ou à un artisan de les rejoindre, lui n’aurait pas ces connaissances. Alors que, dans Internet en général et Wikipédia en particulier, il y a cette idée que tout le monde peut intervenir sur tous les sujets.
Et que tout le monde peut rectifier les erreurs…
Et, là-dessus, les administrateurs de Wikipédia sont très honnêtes. Ils ne sont pas là pour vérifier, mais ils publient très vite toute rectification qui leur est envoyée. À la différence des encyclopédies de papier, qui doivent attendre de publier un supplément pour compléter ou corriger une information, Wikipédia est sans cesse modifié. Ç’a du bon. Mais il faut aussi faire attention au recul que l’on a par rapport à un événement. Qu’est-ce qui fait l’épaisseur d’un événement ? Qui décide de l’épaisseur d’un événement ? Il faut rester vigilant face à la manipulation. Prenons par exemple un fait historique comme l’affaire Dreyfus. Si vous parlez à des historiens, 100 % d’entre eux vont vous dire que Dreyfus était innocent. Si vous allez dans Internet, vous trouverez en grande majorité des thèses négationnistes sur le sujet. Car si, pour les premiers, le dossier est clos, les négationnistes, poussés par leur idéologie, eux, vont publier dans Internet, notamment dans une encyclopédie participative comme Wikipédia, en mal de garde-fous.
Au final, selon vous, est-ce que l’information est de bonne qualité dans Wikipédia ?
Si on en croit ses propres auteurs, sur les 1,3 million d’articles en français disponibles, 2000 ont reçu un label de qualité. Comme je suis mauvaise langue, j’en conclus que 1,298 million n’ont pas reçu ce label… En clair, ça veut dire qu’ils reconnaissent eux-mêmes que tous les articles ne se valent pas. Il y a donc là une forme de contradiction. Il ne faut pourtant pas nier que Wikipédia est un formidable outil, une bonne première prise de contact avec un sujet, mais ça ne suffit pas. Il faut croiser les sources. D’où l’intérêt de la naissance d’autres encyclopédies participatives dans le web, celles-ci fermées. Depuis 2008, il existe, dans le site de la librairie Larousse, une encyclopédie contributive en accès libre, qui reprend l’idée de Pierre Larousse de semer à tous vents et de transmettre le savoir à tout l’univers, mais dont, contrairement à Wikipédia, tous les articles sont vérifiés avant publication.
Pouvait-on faire confiance, les yeux fermés, aux encyclopédies de Diderot et de Larousse ? Parce que, à l’époque, il était plus difficile de croiser les sources…
Diderot a été soucieux de recruter les meilleurs collaborateurs. À 80 %, les informations publiées dans cette encyclopédie du XVIIIe siècle sont d’excellente qualité. Ce qui ne signifie pas qu’elle ne soit pas empreinte de subjectivité. On a affaire à des philosophes des Lumières, qui sont plutôt matérialistes, plutôt anticatholiques, qui sont contre les religions et contre les superstitions. Ils font des choix, ils ont une vision qui reflète leur propre idéologie. Mais, dès qu’ils sont sur le terrain de la science ou de l’analyse des métiers, ils se veulent des sortes d’ethnographes, donc des gens qui, très objectivement, rendent compte de l’état des connaissances et du savoir. Un siècle plus tard, avec Pierre Larousse, les choses ont bien changé. Le public a à sa disposition des dizaines de dictionnaires et d’encyclopédies. Il peut confronter les sources.
Mais qui a le temps et les moyens de faire ça à l’époque ?
Bien sûr, on parle des savants et des gens qui ont beaucoup de loisirs, mais les journalistes, par exemple, les intellectuels peuvent vérifier l’information de Pierre Larousse. C’est une des grandes différences avec aujourd’hui. L’encyclopédie de Diderot s’est vendue à 24 000 exemplaires, Larousse à 130 000, alors qu’il y a des dizaines de millions de visiteurs dans Wikipédia. Nous ne sommes plus dans le même rapport et c’est bien sûr une des forces du web.
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Ce contenu a été produit par l’équipe des publications spéciales du Devoir, relevant du marketing. La rédaction du Devoir n’y a pas pris part.