Bienvenue dans l'enfer du monde

Le choc est brutal : dès la deuxième ligne du nouveau roman de Wajdi Mouawad, on trébuche sur le cadavre d’une jeune femme sauvagement assassinée . Un paragraphe plus loin, la scène a déjà pris la couleur de tout ce qui va avec les cadavres de jeunes femmes violentées puis jetées comme un torchon sale, au bout de leur sang : les plaies, les éclaboussements divers, le couteau planté là, la douleur, extrême, insupportable…
Mais attention ! Il faut le dire tout de suite : ce livre n’est pas un polar même s’il se trame sur un fond d’enquête policière. C’est un livre « sérieux ». Plus précisément : une quête… et surtout une sorte de très mauvais rêve.
Ce délire, qui atteint parfois une violence inouïe, ressemble à s’y méprendre au monde sans bon sens que l’homme (et la femme) du xxie siècle s’est construit de toutes pièces. Bienvenue dans l’enfer du monde ! Et pénétrons ensemble dans le cauchemar de la vie de Wahhch Debch…
Prédateurs
Deuxième constatation, aussi vive que la première : le narrateur de la scène inaugurale n’a visiblement rien à voir avec le « il » dont on parle dans le roman, mais on ne parvient pas à saisir de qui il est question… Jusqu’à ce que le titre de ce premier chapitre prenne un sens : celui qui décrit pour nous ce qui se passe est bien un spécimen Felis sylvestris catus carthusianorum…
Il sera relevé ensuite par Passer domesticus, qui fera brusquement basculer le plan de lecture des événements en s’envolant — plus comme au cinéma qu’au théâtre —, puis, par tous les autres qui suivront tour à tour : oiseaux en tous genres, chats, chiens, chevaux, insectes, animaux vivants comme nous du même corps de la Terre. Anima comme dans « âme du monde »…
Nous voici exactement au cœur de ce que raconte ici Wajdi Mouawad. De façon souvent aussi insupportable qu’un violent éblouissement, le dramaturge-comédien-metteur en scène-cinéaste-écrivain nous propose un portrait miroir de ce grand prédateur qu’est pour l’homme — et pour la planète tout entière — Homo sapiens sapiens.
Ce n’est pas très différent de ce que nous a déjà révélé son œuvre théâtrale depuis Willy Protagoras enfermé dans les toilettes jusqu’au quatuor du Sang des promesses. Mais Mouawad le fait cette fois-ci en nous racontant l’histoire du troublant personnage de Wahhch Debch — on ne saisira qu’à la toute fin l’importance de la signification littérale de ce nom —, le mari dévasté de la Léonie assassinée du tout début.
Ce personnage énigmatique, on le verra se dessiner au fil des récits que nous font les inhabituels témoins de ce qui lui arrive, mais tout de suite, le lecteur saisit que Wahhch est lui-même un être à part. Une sorte d’étranger au sens camusien du terme ; étranger au monde, il se dissocie de ce sinistre univers au point de se faire, presque, volontairement schizophrène pour en arriver à supporter la douleur qui l’afflige.
C’est précisément cette douleur qu’il traîne partout avec lui, une douleur silencieuse, diffuse, animale, taillée sur mesure depuis l’enfance, on l’apprendra plus loin, qui est ressentie par le moindre être vivant entrant en contact avec lui, du chat jusqu’au corbeau, en passant par le ver de terre, le moucheron, la mouffette, le vautour… et même le lecteur (Lector lectoransis domesticus).
Métaphores et mythologie
L’univers mis ici en relief par Wajdi Mouawad est à la fois sombre et lumineux de toute la beauté sauvage et animale du monde. Comme le dramaturge que l’on connaît, le romancier a des fulgurances d’écriture qui vous frapperont en plein cœur. Il sait surtout, à chaque page, mettre brillamment en scène le point de vue exceptionnel des « témoins » du drame de Wahhch ; ce qui peut pour certains apparaître au départ comme un procédé séduira la majorité des lecteurs.
D’autant plus que Mouawad nous fait rencontrer des personnages souvent exceptionnels : même ses tièdes ne le sont jamais tout à fait. Dans sa quête, Wahhch sera aidé par quelques rares êtres lumineux, guides discrets ou au contraire omniprésents comme Aubert Chagnon ou Mason-Dixon Line. Mais ce sont surtout des autres que l’on se souviendra, ces hommes tordus naviguant aux frontières de l’humain. Ils sont fourbes, malsains, mauvais sans nuances, semblant souvent prendre plaisir à souiller l’âme du monde. Comme l’affreux, sale et méchant Welson Wolf Rooney, l’assassin, le grand prédateur que l’on suivra à travers toute l’Amérique en enfilant les réserves indiennes le long de la frontière canado-américaine jusqu’à Santa Claus, Arizona…
C’est là, au fin fond du bout du monde, en plein désert de roches brûlées et au milieu de bleds improbables comme Virgil, Hebron ou Arabia, que Wahhch Debch rencontrera son destin. La mort de Léonie a ouvert une porte enfouie tout au fond de ses souvenirs ; peu à peu, il se verra forcé de donner un sens différent à toutes ses itinérances et se retrouvera investi d’un destin beaucoup plus large qu’il ne le croyait. Un destin qui se construit devant nous tout au long du livre et qui rejoint ces métaphores obsédantes donnant leurs couleurs particulières, ocre et sang, au monde de Wajdi Mouawad, qu’il écrive pour le théâtre, pour le cinéma ou pour un lecteur entouré de montagnes, vertes ou non…
C’est là aussi, au milieu d’une bande de vautours s’acharnant sur une carcasse, en plein soleil de midi près d’Albuquerque, que ledit lecteur se sentira soudain basculer du monde des métaphores obsédantes en pleine mythologie personnelle. Bienvenue dans l’enfer du monde !
Tous ensemble, tous à la fois, on sera là, écrasés de chaleur, et ailleurs, à des milliers de kilomètres de distance, comme dans Littoral et Incendies — à des milliers d’années aussi, comme chez les héros grecs de Sophocle se déchirant sur la même terre brûlée —, et l’on saisira tout à coup que la véritable tragédie de Wahhch Debch prend racine dans le massacre des camps de Sabra et Chatila…
Aussi bien savoir que, comme lui, on ne sortira pas tout à fait indemne de ce grand et magnifique livre en forme de tourment lancinant. Et que l’on regardera désormais les oiseaux et les animaux qui nous entourent d’un tout autre œil…