Marie Cardinal, inédite et fragmentée

La jeune maison d’édition Annika Parance, spécialisée depuis 2009 dans la santé, frappe gros pour lancer sa collection littéraire : L’inédit de Marie Cardinal sera en librairie le 28 août. Faux roman, le livre est une somme d’extraits choisis tirés des onze carnets manuscrits de l’auteure.
Le montage, pour faire ce « roman », a été pour Annika Parance, qui a fait ses dents d’éditrice au groupe Librex, un projet monstrueux de trois ans. « Marie Cardinal écrivait allongée dans son lit sur des cahiers Clairefontaine. Les carnets portent les noms de ses livres : Les grands désordres, Amour… amours. Elle écrivait, s’arrêtait, reprenait sur une autre page à l’envers. Il y a là ses projets de livre, des listes d’épicerie, une lettre pour ses assurances, des textes agressifs, d’autres sulfureux, des variantes d’intrigues de ses romans : tout n’est pas intéressant. » Et des monceaux de journaux intimes, qui ont fait leur chemin jusqu’à L’inédit.
Avec Les mots pour le dire, Cardinal rencontre en 1976 un monstrueux succès. Au moins 3 millions d’exemplaires vendus en 20 langues. La clé sur la porte avait déjà fait d’elle en 1972 une écrivaine populaire. Pourtant, depuis son décès en 2001, même si elle a habité et aimé Montréal, même si sa fille Alice Ronfard modèle le paysage théâtral d’ici, Marie Cardinal prend aujourd’hui peu de place.
« On ne la cite plus, poursuit Annika Parance. Elle a eu beaucoup d’ennemis, entre autres de la psychanalyse et chez les féministes », dont elle rejetait l’étiquette en adoptant une partie de la philosophie. Dans une belle entrevue menée par Hélène Pedneault, en 1984, Cardinal disait « écrire le discours des tricots. Parce que ce n’est pas vrai que tu penses au linge en faisant la lessive, ou à la vaisselle en faisant la vaisselle, surtout quand ça fait vingt ans que tu la fais […]. J’ai toujours été gênée par le vocable féministe parce que c’est entrer dans les combinaisons intellectuelles des hommes que de dire “je suis féministe” […]. Ils peuvent te foutre dans le tiroir “féministe” avec une étiquette dessus. Alors que selon moi, il faut que nous, les femmes, on foute la merde ».
Des carnets intimes retrouvés, l’éditrice a extrait L’inédit. Les deux filles de Cardinal, Bénédicte et Alice, ont ensuite retiré des extraits, « puisqu’il y a des choses très, très privées. Restaient quatre cents pages de fragments, et j’ai commencé à organiser cette matière. Sinon, la lecture est relativement fastidieuse, ennuyeuse même, alors qu’elle comprend aussi des perles. Il fallait les faire ressortir, quoi ! Alice [Ronfard], qui est metteure en scène, a fait exactement ça : de la mise en scène sur le manuscrit. »
Cette organisation artificielle se sent et peut faire tiquer, puisqu’elle nie du coup la valeur d’une structure originale d’auteur. Michèle Boskovic, professeure en études françaises à l’Eastern Connecticut States University, enseigne Marie Cardinal. « On retrouve dans ce livre son phrasé et son côté humain, ainsi que les thèmes qui reviennent : la relation à la mère, le sang, la psychanalyse, l’attachement et l’arrachement à la terre natale, son respect pour les Algériens… » Ajoutez la famille, le féminisme, l’écriture elle-même. « La construction du livre, par ailleurs très agréable à lire, avec de beaux passages, m’indispose quelque peu. La structure de chaque chapitre est presque scrupuleusement respectée et répétée, pour une écrivaine qui affirme “Écrire, pour moi, n’est pas raisonnable, ce n’est pas une construction raisonnable, c’est un besoin…”, et qui dit avoir du mal avec les plans. Il me semble que la perplexité - la mienne, en tout cas - provient de ce que le lecteur n’est pas à même de faire la part entre la teneur véritable des carnets de Cardinal et le travail mené par l’éditrice et les filles. L’inédit n’est pas un livre désordonné, à peine un livre fragmentaire, poursuit la spécialiste. La notion de patchwork, où il y a construction réfléchie à base de couleurs et textures, serait peut-être plus appropriée. »
Ils paraîtront, ces fragments, mais dans un an ou deux, assure Annika Parance. D’ici là, Grasset, éditeur français habituel de l’oeuvre, devrait publier au printemps L’inédit. Et les lecteurs peuvent replonger déjà dans le flot de Cardinal : « Qu’est-ce qui compte le plus ? Les années qui s’accumulent ou les événements qu’on traverse, qui vous tombent sur la tête, certains prévus et d’autres imprévus ? C’est une question idiote, bien sûr. Tout compte : le terne et le brillant. Mais quand même, à certains moments, la vie ne compte pas, elle n’est que du temps qui passe, elle n’est pas vive, elle est le fil de l’araignée, le chemin de la fourmi, le sommeil agité du chien. Parfois le flux s’arrête, la monotonie de la marée qui monte et qui descend à heure fixe, parfois alors que la vie est étale, survient le moment : un mot, un regard, un bruit, une lettre, un coup de téléphone, une sonnette, une porte claquée… et la mer intérieure, d’un coup, bascule dans la tempête. »