Le mystère des Suites pour violoncelle seul de Bach

Le choc s’est produit dans une salle de concert de Toronto. Eric Siblin, qui était encore peu de temps auparavant critique de musique rock et pop pour le quotidien montréalais The Gazette, assiste, presque par hasard, à un concert des Suites pour violoncelle seul de Jean-Sébastien Bach. Il en sort hypnotisé par la simplicité de cette oeuvre intimiste et intrigué par des notes du programme concernant cette oeuvre mystérieuse de Bach. Le manuscrit original n’a jamais été retrouvé. Seul existe un manuscrit signé de Bach de la cinquième suite, mais destiné au luth et non au violoncelle, et dédié à un mystérieux monsieur Schouster.

L’idée du livre Les suites pour violoncelle seul est venue à Eric Siblin après ce concert révélateur. Le livre vient d’être traduit en français chez Fides après avoir été un best-seller en anglais et après avoir été traduit en une dizaine de langues.

Ce premier livre, Siblin l’a conçu avec la charpente même des suites conçues par Bach. Six suites, qui commencent par un prélude et qui se terminent par une gigue. Entre les deux se trouvent d’anciennes danses de cour, une allemande, une courante et une sarabande, et aussi des menuets, des bourrées et des gavottes. Siblin ouvre chacun de ses ensembles avec des épisodes de la vie de Bach, dans laquelle il explore le mystère de la création de ces suites. Il poursuit en plongeant dans la vie tumultueuse de Pablo Casals, le violoncelliste catalan très engagé contre Franco, qui a fait connaître les Suites au grand public et qui a été le premier à les enregistrer pendant que son pays ployait sous la guerre civile. Puis, il raconte des fragments de sa propre découverte de l’oeuvre de Bach, lui qui, n’ayant jusque-là qu’une expérience de guitariste rock, a poussé l’expérience bachienne jusqu’à tenter d’exécuter les Suites au violoncelle…


Siblin n’a pas eu froid aux yeux, il en convient. Le grand Bach n’était pas le moindre des hommes illustres à tenter de démystifier. « Ce livre s’est imposé à moi, en quelque sorte, à cause de cette fascination des Suites que j’ai subie. C’est pourquoi je l’ai écrit. Autrement, je n’aurais pas choisi cette oeuvre, convient-il. Écrire sur Bach, c’est un peu comme écrire sur Dieu. »


Eric Siblin assure pourtant qu’aucun musicologue n’a ouvertement contesté à ce jour son interprétation de l’origine des oeuvres, qu’il présente par ailleurs honnêtement comme des hypothèses. Ce sont les enregistrements du grand Pablo Casals, connu pour avoir donné une interprétation inégalée des Suites, qui l’ont guidé dans sa lecture de l’oeuvre. « Il y a là en quelque sorte tout un orchestre enfermé dans le violoncelle » de Casals, écrit Siblin. Et si la première Suite pour violoncelle avait été entreprise par Bach alors qu’il était en prison après avoir demandé de quitter son poste de maître des concerts à la cour de Weimar pour devenir maître de chapelle à la petite cour de Cothen ? se demande Siblin. C’est aussi durant ce séjour en prison que Bach a commencé à composer les oeuvres pour clavier tempéré.

La deuxième suite, qui s’ouvre dans la tristesse, marque-t-elle le décès de la première femme de Bach, en 1720 ? « Les dernières mesures de ce prélude pourraient décrire Bach rentrant chez lui, le coeur battant, ses pressentiments cédant à la panique. Que s’est-il passé ? Où est-elle ? », écrit Siblin. 1720 est la date à laquelle, faute de détails et faute de manuscrit, on attribue généralement à Bach la composition des Suites pour violoncelle seul. Mais c’est en 1721 que Bach se remarie avec Anna Magdalena Wilcken, un mariage heureux qui est peut-être à l’origine de la joie qui émane de la troisième suite, propose Siblin. Quant à la sixième, rien n’explique qu’elle ait été composée, contrairement aux autres, pour un violoncelle à cinq cordes, comme l’a spécifié Anna Magdalena dans sa transcription du manuscrit original.


L’une des forces du livre est de s’adresser tant aux amateurs rompus à la musique classique qu’aux néophytes, qui feront, en suivant les pas de Siblin, leurs premiers pas dans le domaine. Siblin le jure en entrevue, il écoutait très peu de musique classique avant de se lancer dans cette aventure. La rédaction du livre l’a amené à étudier longuement l’oeuvre de Bach, qui n’est pas la moindre, celle des musiciens qui l’ont influencé et celle des enfants de Bach, dont certains ont, en leur temps, éclipsé leur père de leur célébrité. S’il a développé un véritable goût pour le classique, Éric Siblin convient qu’il est revenu à l’écoute de certains morceaux de musique country, rock ou pop. « J’écoute autant du Ryan Adams que du John Adams », dit-il, alliant le country et la musique classique contemporaine.


Son livre pose d’ailleurs un regard critique sur l’univers guindé, voire snob, des concerts de musique classique. « Chacun sent qu’il n’a pas le droit de parler ; on ne peut s’éclaircir la gorge qu’entre les mouvements, alors que, soit dit en passant, on ne peut même pas applaudir et qu’on doit s’asseoir sur ses mains jusqu’à ce que l’oeuvre ait été complètement interprétée, écrit-il. Cela n’a pas toujours été si strictement réglementé. Jusqu’à il y a au moins un demi-siècle, le public applaudissait après chaque mouvement. Et pourquoi ne pourrait-on en temps réel lâcher ses bravos et récompenser un solo instrumental flamboyant ? À l’époque de Bach, il n’y avait aucune révérence muette de ce genre. »


Les temps changent cependant, et le monde de la musique s’assouplit, croit Siblin. Le chef de l’Orchestre symphonique de Montréal, Kent Nagano lui-même, n’a-t-il pas travaillé avec la chanteuse islandaise Bjork ? Et la musique de Bach, avec sa malléabilité exemplaire, que l’on a adaptée depuis sa création aux usages et aux rythmes les plus divers, n’est pas près de se perdre dans ce tourbillon. « Bach est dans l’oreille de celui qui l’écoute », écrit Siblin. Les Suites pour violoncelle seul en particulier, méditatives et somptueuses, s’offrent pour nous envoûter.



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