Kim Thúy publie À toi - Invention à quatre mains

Entre Kim Thúy et Pascal Janovjak, ce fut un coup de foudre littéraire, idéal, qui dura au-delà des premiers moments.
Photo: Pedro Ruiz - Le Devoir Entre Kim Thúy et Pascal Janovjak, ce fut un coup de foudre littéraire, idéal, qui dura au-delà des premiers moments.

Elle a fait en 2009, avec l'histoire de sa migration du Vietnam au Québec, petite poucette parmi les boat people, un boum littéraire. Ru, premier livre de Kim Thúy, c'est, selon l'éditeur Libre Expression, 98 000 exemplaires vendus au Québec, 65 000 à l'étranger et une ribambelle de prix. Imaginez la tête dudit éditeur, quand, au lieu de livrer le second récit attendu, Kim Thúy choisit de signer À toi, un recueil épistolaire à quatre mains composé avec un écrivain franco-slovaque connu ici ni d'Ève ni d'Adam. Quand la littérature éradique les frontières.

Pascal Janovjak et Kim Thúy se sont rencontrés à Monaco, alors qu'ils étaient tous deux en lice pour le prix Prince-Pierre-de-Monaco. «On était reçus, littéralement, par la princesse, qui prenait trois repas avec nous en 48 heures. On était conduits en limousine par des chauffeuses avec un carré de soie Hermès au cou, qui semblaient avoir toujours leurs cheveux dans le bon sens du vent», se rappelle avec sa verve et son irrésistible vivacité verbomotrice Kim Thuy. À travers les mondanités, l'auteure québéco-vietnamienne se voit pleine du désir de connaître Pascal Janovjak, au point d'en être agressive de curiosité et de cumuler, comme une adolescente timorée, les bourdes chaque fois qu'elle s'approche de lui. Tenace, Kim Thúy gagnera finalement une heure en tête-à-tête autour de croissants et de café. «C'est là qu'on s'est découvert, poursuit Janovjak, et c'était déjà le livre, sans qu'on le sache: on se rencontre, on se raconte, Kim m'a sorti ses petites histoires, ses anecdotes. Le livre est la suite de la conversation.» Sans avoir lu les bouquins de l'autre, sans avoir planifié plus avant, les voilà engagés, confiants et dopés d'insouciance, dans ce roman épistolaire façon XXIe, à force courriels. Lui à Ramallah, en Cisjordanie, où il a abouti après quelques années au Bangladesh. Elle, ici, encore pleine de son enfance vietnamienne. Avec ces deux exilés, de plus fous de voyage, les mots ne pouvaient que rebondir sur la mappemonde.

«Avec cette écriture, on a réussi à dépasser les frontières physiques imposées par Israël et par la Palestine, se réjouit Thúy. Normalement, je n'aurais pas pu envoyer de lettres à Pascal. Là, il y a une ouverture qui fait qu'on peut comprendre quelqu'un qui se trouve à l'autre bout du monde. Il est possible de tout de suite avoir des références, de cliquer pour savoir où est Ramallah, d'en voir des images. Ce que Pascal me disait, j'étais capable de le transposer dans ma tête, et ça fait partie de la globalisation. Ça permet de réaliser que les murs ne sont plus capables de nous bloquer. Je crois que les gouvernements vont devoir repousser les frontières physiques. Ils ne pourront plus les gérer de la même manière qu'il y a tout juste 50 ans. C'est fini. On l'a vu avec le Printemps arabe.» Les deux écrivains, visiblement complices, s'interrompent, poursuivent la pensée l'un de l'autre. «Disons, poursuit Janovjak, que c'est plus difficile de contrôler l'information, surtout pour ce qui est de l'ordre de la pensée, de l'art. Bien sûr, on peut interdire tout ce qui est physique: l'impression d'un journal, la publication d'un livre, mais on ne peut pas interdire la diffusion de l'écrit, de la parole... Le fait de savoir que ce que je pense, ce que j'écris, est quelque part dans les nuages, disponible, que ça échappe à toutes formes de contrôle, à celles qu'on m'impose quand je quitte le territoire de Ramallah, c'est finalement un pied de nez à ces fouilles de bagages, à ces questions sur où je vais, ce que je lis, de quoi je vais parler, dans quelles universités, quels amis je vais voir...»

Avant de prendre cette dimension symbolique, À toi a surtout été un jeu d'écrivain, «comme un tennis», précise Kim Thúy. Les auteurs plongent dans leurs mémoires et leurs quotidiens, se relancent, un grand flot d'imaginaire et de réalité traverse leurs échanges. «Les souvenirs sont toujours plus beaux que la photographie du réel», indique Janovjak, qui a signé aussi un recueil de poésie et le roman L'Invisible (Buchet Castel). «Il y a parfois un "re-travail" conscient d'une anecdote, parfois inconscient. Par le jeu de la mémoire, le vécu se purifie ou s'amplifie.» Ne vous laissez pas prendre: malgré l'intimité qui se dégage des lettres, malgré la densité de l'écriture, les deux auteurs ont toujours gardé conscience de leur mise en scène. À toi est un duo d'autofiction, une invention à quatre mains et au quotidien de soi et de l'autre. «Ça a été comme une amplification réciproque, très différente d'un travail d'écriture solitaire où on a le retour seulement après la publication, poursuit Janovjak. Là, la caisse de résonance était immédiate. On avait l'impression d'un flux qui grossissait, d'une énergie incroyable.» L'écriture s'est ainsi faite «plus chaleureuse, plus humaine, plus vivante, avec d'un autre côté, ce regard immédiat sur les mots qui impose une autre tension», selon Janovjak. Pour Thúy, le jeu était une urgence heureuse, «parce que je voulais lire la réponse de Pascal, il fallait donc que j'écrive vite! J'avais l'impression d'être aspirée vers le haut. Pascal a une meilleure connaissance de la langue française et de la littérature que moi; quand j'écrivais, je savais que je devais donner le meilleur de moi-même, tout de suite». Bref, un coup de foudre littéraire, idéal, qui dure au-delà des premiers moments.

Pascal Janovjak: «Le très grand plaisir a été de raconter dans la concision une histoire dont le sens va plus loin. Une histoire qui éclate, comme ces petites fleurs de papier japonaises qu'on met dans l'eau et qui s'ouvrent, très petites au départ mais qui finissent par rayonner de sens. Quand je recevais une de ces petites fleurs — les mots de Kim —, il suffisait de prendre un des parfums qui s'en dégageaient pour répondre.» Ce nomade invétéré, d'ailleurs en déménagement vers Rome au moment de l'entrevue, aura découvert Montréal au détour de ce livre. Il a vite su, à force de se faire traîner par Thúy du Pied de Cochon aux bagels à 2h du mat', de la poutine à la soupe tonkinoise, que Montréal était une ville qui se dégustait. Impression générale? «Le Canada est un pays qui a cette diversité que quelque part je porte, que j'ai expérimentée en voyageant, mais que je trouve ici matérialisée, concrétisée à Montréal en une ville. Par rapport à ma réalité d'occupation militaire, où il y a en plus un racisme terrible et une exclusion religieuse mutuelle, de voir ici cette cohabitation, cette espèce de mayonnaise... Évidemment, j'imagine qu'il y a ici aussi des moments de tensions, mais quand même, cette ville existe. Ce n'est pas une utopie. Ça fait vraiment très plaisir de se dire qu'on peut avoir une bonne mayonnaise...» conclut-il, dans un double éclat de rire.

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