Karoline Georges - Forcément sublime

Sous béton, le plus récent récit de Karoline Georges, est un inclassable croisement littéraire. Un récit génétiquement modifié, dont l'ADN comprend une souche de poésie, une filiation aux scripts de sci-fi — pensez Big Brother et Soleil Vert — et des restes de fable sur la naissance de la singularité, de la liberté individuelle et de la philosophie. À cette matrice se greffent de légères traces, plus douteuses, de manuel d'éveil de conscience et une lignée claire aux récits d'initiation. Bref, c'est l'OVNI littéraire de la rentrée.
Sous béton casse pour Karoline Georges six ans de silence en publication. Avec La Mue de l'hermaphrodite (Leméac) et surtout Ataraxie (feu L'Effet pourpre) en 2004, la jeune auteure s'est fait remarquer des critiques et lecteurs. Pourtantl'écriture, pour Karoline Georges, n'est qu'un outil parmi d'autres. «J'écris, je pense, parce que c'est un des langages qu'on m'a appris, explique l'auteure en entrevue dans un microcafé à deux pas des bureaux du Devoir. Je ne décide pas, comme je ne décide pas de bouger mes mains présentement quand je gesticule en parlant, comme je ne décide pas de parler "québécois."» Car Karoline Georges est une artiste multi. D'abord photographe, danseuse et enseignante, un grave accident réoriente sa carrière, son corps et sa vision, la ramenant à des études en arts interdisciplinaires. Elle arrive, ensuite, à la littérature. «J'ai toujours écrit. La publication? Oui, mais pas tout le temps, précise-t-elle, la pensée vive et hyper-articulée. L'écriture est recherche, journal, laboratoire. Et chaque projet appelle son propre dispositif.» Ce qui donne, pour Ataraxie, un livre «accompagné de huit micropièces électrosonores», pour Repères une installation de vidéos urbains en noir et blanc avec interventions poétiques. Plus loin, Georges utilise la modélisation 3D, fait des minifilms et du travail de voix.2001 ou L'Âge de cristal
Sous béton, lui, est un objet «purement littéraire». On y entend la voix de l'Enfant, celui qui vit avec ses parents dans une minimale chambre-cellule, dans L'Édifice qui nourrit et tue, pour lequel tous doivent travailler, produire.
«J'avais conclu, pense l'Enfant, que nous étions tous orphelins d'un monde qui s'était dissous en énigme à travers la succession de nos naissances silencieuses sous béton. Et quand j'osais demander ce qui allait maintenant survenir, le père savait parfois répondre immédiatement, pour juguler les débordements d'activité de mon cerveau. La seule information fondamentale à planter dans ton abcès de cervelet, c'est que tout est pareil en tout temps: pères, mères, enfants, disait-il. Murs, sièges. Oxygène, nutriments. Écrans avec même paysage.»
Étrange univers. «Depuis une décennie, précise Karoline Georges, j'ai été très impressionnée — au sens photographique du terme, comme "imprégnée" — par la pression médiatique autour de quatre thèmes: la surpopulation, l'extinction massive des espèces animales, l'épuisement des ressources, et les changements climatiques. En parallèle, on vit depuis 100 ans une avancée de la technologie extraordinaire, un déploiement ahurissant des outils. Ces deux idées, avec la destruction de la planète, ce cul-de-sac à moyen terme, j'ai voulu les pousser, les exagérer. Sous béton est aussi nourri de mes lectures des philosophes évolutionnistes du début du XXe siècle, tout de suite après l'hécatombe de la théorie de Darwin, quand tout le monde s'est mis à réfléchir à ce que ça voulait dire, l'évolution. Je pense à Sri Aurobindo, Teilhard de Chardin, ou à Aldous Huxley en fiction plus récente. Certains, comme Aurobindo, cherchent à voir comment la conscience travaille le monde, et croient que la prochaine évolution passera par la conscience.» Georges a brassé ces gènes, en magma, jusqu'à l'émergence du monstrueux Édifice.
Le ravissement
Dans Sous béton, comme dans Ataraxie ou dans les vidéos Fantasmes post-pornographiques et Programme d'entraînement à l'usage d'une conscience hygiénique, Karoline Georges est obsédée par la sublimation. «Peut-être parce que j'accepte pas vraiment de vivre dans un corps, suggère-t-elle, réellement candide. J'ai toujours été fascinée par la transcendance, par cette idée que l'être humain est transition, que le corps est embryonnaire. L'idée de la sublimation, c'est d'atteindre un niveau plus avancé. C'est dégager un corps subtil d'un corps grossier; se libérer pour atteindre une qualité, une finesse...» Forcément sublime? L'origine, terre à terre, de ce mal de vouloir être toujours mieux se dévoile, peut-être, beaucoup plus tard dans la conversation. «Tu vois, j'ai des cicatrices, j'ai vécu des accidents assez graves dans ma vie. Le premier, à 19 ans, un face-à-face sur le pont Jacques-Cartier avec un camion, digne de la une du Journal de Montréal. Je sais ce que c'est que la souffrance physique, profondément, et je crois qu'on poursuit dans notre vie des thèmes, un peu comme une forme résilience.»
Nourrir la Toile
L'Enfant de Sous béton se nourrit de l'Édifice qui le loge, vit pour et par lui. Telle Karoline Georges qui se nourrit de ses personnages et de ses livres, y entrent comme dans une chambre, s'y fusionne, les régurgite. «Avant, j'avais l'impression qu'un projet de livre était quelque chose d'éthéré, que j'allais perdre si je ne l'écrivais pas tout de suite. Je ne savais pas que je pouvais circuler dans le livre, y faire des pauses, observer pendant des mois ou des années, vivre. Écrire est un rendu d'expérience, quelle qu'elle soit: un voyage en Chine, un accouchement. C'est un lieu d'exploration.»
Et quoi de mieux, comme lieu d'exploration, que la grande création collective qu'est Internet. Karoline Georges a donc fait migrer, histoire de voir, un de ses personnages de roman vers le métavers Second Life. Petit cours de rattrapage pour les archaïques de la Toile: un métavers est un monde virtuel, fictif, bien entendu. Second Life est un de ces métavers, sur Internet, où vous pouvez vivre via votre personnage — votre avatar —, modelé selon vos bons soins et fantasmes. Votre double y rencontre les doubles d'autres, et tout ce beau petit faux monde a sa propre économie, basée sur le Linden, un Linden qui peut bien sûr s'acheter à coups de bons vieux dollars.
Second Life «n'est pas un jeu, précise Karoline Georges, car si tu n'y fais rien, il ne se passe rien. C'est une interface, une surface de création collective, la base même de n'importe quelle création.» La narratrice du roman Ataraxie, obsédée de perfection physique et de sublimation, y est devenue, par la grâce de son auteure, l'avatar Kyrie Source. «Je me suis tout de suite demandé, en plongeant dans Second Life, comment on peut y faire agir et interagir un personnage littéraire. Kyrie Source y cherche les outils pour poursuivre sa quête de sublimation. Je suis allée chercher les créations des designers virtuels, ceux qui dessinent la meilleure peau, les plus beaux cheveux, qui font les meilleures animations pour la gestuelle des avatars. Et les designers ont commencé à s'intéresser à mon travail. La communauté que je fréquente est faite de professionnels du 3D d'une centaine de pays, qui travaillent à rendre mon avatar de plus en plus... sublime, tout simplement.» De ses rencontres, soient-elles virtuelles, de cette «esthétique relationnelle», l'auteure fera un livre, inévitablement illustré. Kyrie Source est un exemple des migrations artistiques de Karoline Georges: du livre à l'Internet au 3D, avec retour vers le livre. Du paralittéraire extrême.
Kyrie Source et l'Enfant sont tous deux tissés à leur univers, intrinsèquement relié, comme l'artiste est liée à sa création, dans une osmose, semble-t-il, une symbiose quasi utérine. «La création est quelque chose qui me semble extrêmement proche de la procréation. Ben oui. Qu'est-ce qu'un être humain qui ne saurait pas recevoir les stimuli et les réexprimer par sa nature propre?» Un Enfant, peut-être, parmi ceux qui naissaient «qui apprenait à imiter père et mère, à reproduire les gestes, à penser similaire.[...] Tout était totalement prévisible: la boucle du devenir m'apparaissait tel un noeud d'étranglement.»