Parution des oeuvres complètes d'Agota Kristof
La publication de Romans, nouvelles, théâtre complet d'Agota Kristof, dans la collection «Opus» du Seuil, une collection prestigieuse qui rappelle celle de «Bouquins» chez Laffont, est un événement en soi. Cet événement prend une importance particulière à la suite du décès de la romancière, survenu le 27 juillet dernier, devenant ainsi le dernier titre pour lequel elle aura donné son accord.
L'ensemble de ces textes permet de retracer les grandes articulations d'une oeuvre remarquable par son intensité et son pouvoir d'émotion, rendus dans un style apparemment sans effet, constitué de phrases courtes utilisant les mots du quotidien. Un style dont la fausse banalité rappelle celui de Beckett, autre transfuge de sa langue maternelle auquel on a souvent comparé Kristof. Le narrateur d'une des nouvelles ne déclare-t-il pas: «Il y a un tas de mots que je suis incapable de dire. Par exemple: "passionnant", "exaltant", "poétique", "âme", "souffrance" , "solitude", etc. Tout simplement je n'arrive pas à les prononcer.» Ces mots, la romancière en fait le sujet de ses textes tout en les excluant de son vocabulaire. L'oeuvre de Kristof est une oeuvre au noir, marquée par le déracinement, mais aussi par une attente d'amour sans cesse recommencée.Imaginer le passé
La romancière, née en Hongrie en 1935 et immigrée en Suisse en 1956, après l'échec de la révolution dans son pays, a commencé à écrire en français des pièces de théâtre avant de rédiger la trilogie qui l'a rendue célèbre: Le Grand Cahier, La Preuve et Le Troisième Mensonge. Le Grand Cahier raconte la vie de jumeaux dans une ferme durant la guerre, dans un pays qu'on suppose être la Hongrie, alors qu'ils sont recueillis par une femme qu'ils appellent «grand-mère» et que les habitants du village nomment «la sorcière». Mal logés et mal nourris, ils doivent se débrouiller seuls et apprennent vite les règles élémentaires de survie. À l'âge de quinze ans, l'un d'eux traverse la frontière et va vivre dans un autre pays, laissant l'autre désemparé. La Preuve et Le Troisième Mensonge relatent le retour du jumeau exilé dans la ville de son enfance, à la recherche de son frère. Aussi apprend-on, dans le dernier roman de la trilogie, que ces deux frères ont été séparés dès leur jeune âge et que le «nous» du Grand Cahier est une fiction rédigée par un seul des jumeaux. Les retrouvailles sont difficiles et le frère recherché, comme celui de Jack Waterman dans Volkswagen Blues de Jacques Poulin, feint de ne pas reconnaître l'autre. Les personnages de Kristof sont traversés par le besoin de retracer les êtres et les lieux de leur enfance, quels que soient les souvenirs douloureux qui leur sont liés. Dans le roman Hier, un homme revoit une compagne de l'école primaire dont il était amoureux, bien qu'elle soit sa demi-soeur, et à laquelle il ne cesse de rêver. Il la retrouve immigrée comme lui dans un autre pays et tente de renouer avec elle.
Si on ne peut revivre le passé, du moins peut-on l'écrire ou l'imaginer, semblent dire à tour de rôle les personnages de Kristof. Presque tous écrivent ou ont le projet de le faire. Leur école étant fermée à cause de la guerre, les jumeaux du Grand Cahier ont avec eux un dictionnaire qui leur sert de maître et grâce auquel ils rédigent chaque jour le récit de leur journée. De façon analogue, Agota Kristof avoue avoir dû apprendre le français lors de son arrivée en Suisse, au moment où elle travaillait dans une usine d'horlogerie, telle une analphabète (L'Analphabète, éditions Zoé, 2004), avec l'aide d'un dictionnaire. Le narrateur d'Hier, qui écrit lui aussi, dit avoir choisi le travail d'usine «parce que c'est en devenant rien du tout qu'on peut devenir écrivain». Et il ajoute: «Je n'ai pas une très grande culture mais j'ai beaucoup lu et beaucoup écrit. Pour devenir écrivain, il faut seulement écrire.» L'un des personnages de La Preuve est convaincu que «tout être humain est né pour écrire un livre, et rien d'autre». Ces écrivains fictifs sont-ils fidèles à la réalité? Quand on pose la question à celui qui avoue être l'auteur du Grand Cahier, dans Le Troisième Mensonge, il répond qu'il essaie de raconter son histoire mais que, lorsqu'elle lui fait trop mal, il choisit d'embellir les choses. Et ainsi de la romancière qui se plaît à brouiller les pistes. Écrire n'est pourtant pas sans risque: «Je pense que l'écriture me détruira», lit-on encore dans Hier.
Les malentendus
Les nouvelles de Kristof reprennent les thèmes qui lui sont familiers, mais en moins tragiques et avec un humour teinté de cynisme. Un personnage veut se retirer du monde pour écrire un grand roman. Un autre vit dans l'attente d'une lettre. Un troisième raconte son quotidien sans histoire: «Notre chien est devenu propre. Nous avons acheté des meubles à crédit. De temps en temps, il neige.» Ce sont des nouvelles-tableaux, très courtes, résumant une situation souvent faite de quiproquos. Les piè-ces de théâtre sont ponctuées de phrases lapidaires et peuplées de «monstres» aisément reconnaissables.
Dans ses fictions comme dans son théâtre, Kristof explore avec une précision toute chirurgicale les petits et grands malentendus de l'exil et de l'existence, sachant que, «de toute façon on n'est bien nulle part» et que l'écriture, malgré tout, fait moins mal que la vie, celle-ci étant «la seule chose qui puisse vraiment faire peur».
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Collaboratrice du Devoir